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Japon | Animation

Midori

aka La jeune fille aux camélias, Shôjo Tsubaki | Japon | 1992 | Un film de Hiroshi Harada | d’après le manga de Maruo Suehiro | Musique de J.A. Seazer

L’innocence pervertie.

Découvert en 2000 grâce à l’intrépide programmation de l’Étrange Festival, le moyen-métrage d’animation Midori ou La jeune fille aux camélias, reste à ce jour un authentique défi à la raison, et à la morale, comme les japonais savent seuls en imposer. La volonté récente d’un éditeur français de rendre cette oeuvre, toujours censurée par l’ERIN, enfin accessible au reste du monde, compense en partie la frilosité et le manque d’ouverture dont a souvent fait preuve la France face aux artistes underground japonais les plus sulfureux. Le cas Maruo Suehiro, assumant la délicate paternité de l’histoire originale, est à ce titre emblématique.

Evoquer Midori, sans mentionner le nom de Maruo serait sacrilège tant l’adaptation est viscéralement liée à l’original, jusque dans sa matière même (plusieurs planches originales sont utilisées en insert, ou font l’objet de légers panotages). Qu’un artiste d’une telle importance - le réduire à un mangaka est un affront au dessin et à l’art en général - reste encore ignoré dans nos contrées, relève de la plus incurable ignorance, et rappelle à nos souvenirs toute la nuisible attention que le bon goût officiel peut causer à l’encontre de la diversité artistique, fusse-t-elle infiniment décadente.

Si Toshio Saeki [1], source d’inspiration avouée de l’auteur, avait connu une édition française médiocrement racoleuse, Maruo parvient tout juste aujourd’hui à sortir de l’anonymat grâce aux efforts conjugués de deux éditeurs [2] bien décidés à réparer l’injustice. Pourtant, cela fait déjà plusieurs années que l’Espagne - premier éditeur hors Japon avec près d’une dizaine d’ouvrages ! - s’est rendu à l’évidence de l’importance cruciale de l’un des plus singuliers créateurs japonais contemporains, vénéré par des artistes aussi divers que le musicien John Zorn, le créateur d’effets spéciaux Joji Tani (aka Screaming Mad George), ou encore l’acteur Masatoshi Nagase !

Publié tout d’abord sous forme d’histoire courte - genre d’excellence de l’auteur - dans la revue Manga Piranha en août 81, Shôjo Tsubaki (de son titre original), trouve sa forme définitive chez Garo édité par Seirindo en 1984, et demeure l’oeuvre la plus populaire de son mystérieux géniteur (il n’existe que très peu de photographies de l’artiste). Empruntant à la tradition du gekiga [3] dans sa narration et son découpage, elle puise sa source narrative d’un classique de la littérature japonaise. La jeune fille aux camélias, situé dans le Tokyo d’après-guerre, décrit l’histoire d’une fillette désemparée suite à la mort de ses parents qui, pour échapper à la misère, se retrouve bonne à tout faire et souffre douleur au sein d’une troupe ambulante de Freaks. La jeune Cosette entame alors une étrange relation avec un mystérieux nain magicien, qui l’entraîne petit à petit à confondre rêve et réalité.

S’agissant du manga original, le lecteur est d’emblée saisi par la force percussive des tableaux, ciselés par une main d’orfèvre au style rétro, se démarquant volontairement du manga japonais traditionnel. Puisant son inspiration dans l’expressionnisme allemand des années 30, à l’iconographie de la période Weimar, en passant par le surréalisme européen, sans oublier l’art décadent de la période Taisho - l’ombre thuriféraire d’Edogawa Rampo rode - et ses Muzan-e (littéralement images d’atrocités), Maruo, tel un Octave Mirebeau de l’illustration, donne corps aux fantasmes et pulsions les plus enfouies et torturées de la psyché japonaise. Héritier d’un Kazuichi Hanawa, avec qui il co-signe un joyaux de l’horreur macabre [4], l’oeuvre de Maruo est d’une violence et d’une perversion sans commune mesure avec celle de ses contemporains.

D’un raffinement extrême dans l’horreur et le sadisme, ce Sade du manga, comme le surnomment ses admirateurs, et dont la source des récits dissimule à peine en toile de fond les horreurs de la guerre, possède un dessin hyperréaliste au trait virtuose, et à la ligne claire, au service d’un découpage complexe et élaboré, alternant compositions classiques, planches monumentales à bords perdus, et motifs en spirale entraînant l’oeil dans le cheminement d’une Swastika, au bout d’un troublant voyage scoptophile, pornographique et cruel.

L’adaptation d’un manga en anime, reste un défi permanent oscillant entre hommage et relecture. Certains s’y abîment, alors que d’autres s’y épanouissent. La place prépondérante accordée ici à l’oeuvre de Maruo pourrait laisser croire à cette inclinaison première ; de toute évidence l’intensité visuelle de l’original reste manifestement indépassable et hors de portée. Pour autant cela ne confine pas le travail d’Hiroshi Harada à l’inutilité, bien au contraire, cela offre de nouvelles perspectives, prolongement susceptible de révéler de nouvelles facettes de l’oeuvre d’origine. Hiroshi Harada, besogneux animateur pour la TV japonaise depuis les années 70, s’est peu à peu émancipé de la tutelle étouffante du système commercial pour se lancer dans l’auto-production de projets personnels. Après deux premiers travaux passés plutôt inaperçus, c’est avec l’expérimental Lullaby to the Big Sleep (Nido to mezamenu komori uta, 1985) qu’il est remarqué, traitant déjà de la discrimination et de l’enfance brimée, thème cher et pour une bonne part auto-biographique, qu’il explorera avec plus d’insistance dans Midori.

De toute évidence fasciné par le manga de Maruo, s’il démontre une certaine réticence à le dénaturer, certains partis pris en célèbrent une vision plus mélancolique et romantique. Tout d’abord, le choix de la couleur contraste avec le réalisme clinique du graphisme du manga. Les décors peints à la main, évoquant le travail d’un Takahata, apportent une certaine douceur poétique à l’ensemble, contrastant avec la dureté du récit.

A cela s’ajoute l’utilisation de la musique lunaire et envoûtante de J.A. Seazer, compositeur et compagnon de route attitré de Terayama. L’influence de ce dernier se fait d’autant plus présente, non plus tant au travers du cinéma du poète avant-gardiste, pourtant grand amateur de surréalisme, mais davantage dans la théâtralité qui caractérise Midori, et rappelle l’expérimentale troupe Tenjo Sajiki. Situé dans un authentique théâtre ambulant, Harada choisi d’en faire une double mise en abîme en organisant la première projection de son film dans l’enceinte d’un sanctuaire shintoïste, après avoir reconstitué pendant plusieurs jours le “Théâtre du chat rouge” (présent dans le récit) afin de faire du visionnage de la pellicule une expérience cathartique, conditionnant son public à vivre celle des visiteurs d’un théâtre ambulant de l’ère Edo, la projection étant alors le clou d’un cheminement vers un spectacle grand-guignol et grotesque.

Ce véritable homme-orchestre, réalisant la totalité des dessins, décors, encrages et character design, à l’exception des prises de vue, aura mis cinq ans d’obstination besogneuse à voir aboutir ce projet démesuré. Si le manque de fluidité volontaire et la simplicité de l’animation semble traduire l’évident manque de moyens de cette auto-production, les intertitres, zooms tremblants et panotages sur images fixes dénotent la volonté de revenir aux sources de l’animation, des Kami-shibai [5] à celle pratiquée par le magicien Windsor McCay.

Hiroshi Harada exploite avec intelligence le contexte étrange et fascinant du conte, l’enveloppant dans un univers fantastique évoquant les Misemono-e (littéralement images d’exibition, documentant notamment les monstres de foires et animaux), et autres baraques de forains destinées à attirer le chaland avide de sensations fortes. Le caractère fantasmagorique du film, dont la narration est régulièrement brisée par de soudaines irruptions surréalistes oniriques, amplifiées par de courts inserts de planches originales, est accentué par l’utilisation en ouverture et en conclusion, d’estampes illustrant la tradition fertile du fantastique et du surnaturel japonais, emprisonnant la fable dans une improbable mythologie grotesque chère au folklore nippon. On y retrouve pèle mêle, figures légendaires de fantômes (citation de plusieurs peintures du maître Hokusai tel que le fameux fantôme de Kohada Koheiji), et autres Yokai (lire l’article sur Yôkai hyaku monogatari) peuplant l’imaginaire collectif populaire du japon.

Embryon du reality show et de la société du spectacle, cette cour des miracles peuplant le théâtre de Midori est autant victime que bourreau. Leurs différences les marginalise et traduit le miroir de notre société angoissée face à l’altérité. Si Midori se lit comme une histoire d’amour contre nature entre une jeune fille et un nain magicien, ou encore comme un roman d’apprentissage pervers, il se révèle aussi une oeuvre sur l’autre et son double. La brutalité de cette confrontation à l’autre est ici amplifiée par l’antagonisme violent entre le monde de l’enfance, personnifié par la jeune Midori, et celui des adultes, représenté par les Freaks, citation appuyée au chef d’oeuvre de Tod Browning, qui malgré leurs perversions cruelles, n’en restent pas moins humains, comme le témoigne la touchante scène d’adieu finale.

Récit d’apprentissage évoquant la tradition des histoires d’orphelins du début de la fin du 19ème siècle, de La petite marchande d’allumettes d’Andersen à Dickens, dans lesquelles la misère sociale et économique projette l’enfant de plein fouet face à l’inhumaine réalité du monde adulte, Midori dans son grotesque outrancier se veut aussi parodie, elle-même renforcée par la caricaturale et pathétique innocence de la jeune fille, soulignant avec délectation l’humour noir tapie dans l’ombre du conte.

Si Midori n’est assurément pas à mettre sous toutes les pupilles, fussent-elles les plus dilatées par la pornographie urbaine et les slashers contemporains, c’est avant tout par la sensation de profond malaise qu’entraîne la sexualité la plus crue, conjuguée à l’innocence la plus tendre ; sans oublier la présence mortifère rodant au détour de chaque chapitre. L’humiliation dans laquelle sont réduits ces monstres dont la survie passe par d’avilissantes exhibitions n’a d’égal que la cruauté des brimades qu’ils font endurer à la jeune Midori, et qui les maintien inexorablement dans une condition inhumaine propre à faire ressurgir leur animalité, enfouie sous le carcan des conventions sociales. Midori, telle une fleur souillée par la vase, apparaît comme l’exutoire de leurs tourments. Tourments sur lesquels Harada semble insister, soulignant par là même l’expérience du bizutage, pratique des plus répandues dans les collèges et lycées de l’archipel. L’auteur accorde par ailleurs une plus large importance à l’aspect documentaire lié à l’exercice de la magie du nain Masamitsu, et son héritage occidental.

Poésie de l’angoisse, la beauté malsaine de Midori s’exprime dans toute sa splendeur lors d’un final grotesque affirmant de la plus explicite des manières la citation d’André Breton "La beauté sera convulsive ou ne sera pas". Certains y dénonceront bien commodément sa pédophilie gratuite, par peur d’affronter la réalité d’une jouissance orgasmique où mort et érotisme s’accouplent comme dans les plus beaux romans de Bataille, soulignant la part de folie et d’inhumanité propre en chacun.

Violent réquisitoire contre l’exclusion, tout autant qu’une Alice de Lewis Carroll, revisitée par la dégénérescence moderne, Midori renferme maints secrets et références, et nécessitera plusieurs visionnages pour nous livrer tous ses mystères - sans oublier l’indispensable lecture de l’original.

Pour la première fois au monde depuis le 15 avril, et grâce à l’éditeur Ciné Malta, Midori est disponible en DVD Zone 2 - PAL - format 1.33:1 (4/3) - langue japonais - sous-titres optionnels français, anglais, espagnol, italien, allemand. Une édition accompagnée d’un livret de 12 pages sur le film, et de bonus tels qu’une interview exclusive du réalisateur.

Également disponible chez Le Lézard Noir : Shôjo Tsubaki Boxset, coffret limité à 500 copies signées du manga de Maruo Suehiro. Pour les moins fortunés, il existe une édition standard aux éditions IMHO.

La BO de l’anime signée J.A. Seazer est aussi disponible aux éditions Le Lézard Noir.

Site (en japoanis) de Maruo Suehiro : www.maruojigoku.com

[1Ce vétéran de l’érotisme japonais qui fit ses classes dans le magazine Heibon Punch (genre de Playboy japonais) dans les années 60/70 a publié plusieurs recueils d’illustrations dont les sublimes Chimushi I & II. Tirés de ces derniers recueils, Japon Intime est publié en 1990 par Albin Michel, introduisant en France l’oeuvre de cet artiste, décrivant toutes sortes de perversions sexuelles dans la tradition des grands peintres d’Ukiyo-e ero-guro tels que Yoshitoshi ou encore Ekin.

[2L’indispensable éditeur poitevin Le Lézard Noir fût le premier à dégainer en publiant deux recueils anecdotiques L’art du bain japonais et Exercices d’automne dans lesquels Maruo prête sa plume aux textes de Leonard Koren, avant d’entrer de plein pied dans l’oeuvre essentielle du maître avec Yume no Q-Saku, et récemment Lunatic Lover’s, d’autres titres étant à venir. Les éditions IMHO, en cousins bienveillants, ont eux assumé l’indispensable tâche d’éditer Midori en français.

[3Du terme “geki” qui signifie drame, genre pouvant être qualifié de manga d’auteur et popularisé par des artistes tels que Shirato Sampei ou Saito Takao.

[4Ils co-signent une adaptation moderne de la saga Eimei (28 rencontres meurtrières entre figures historiques) datant de 1866 et peints par Ochiai Yoshiiku et Tsukioka Yoshitoshi. L’ouvrage aujourd’hui introuvable s’intitule sobrement Edo Showa kyosaku MUZAN’E Eimei nijuhasshuku.

[5Ancêtre de la bande-dessinée, le Kami-shibai (de kami "papier" et shibai "théâtre") est une histoire racontée à l’aide de dessins dont le texte, imprimé au verso de la planche, est lu au public par un récitant. Une tradition au Japon depuis le 17è siècle.

- Article paru le mercredi 19 avril 2006

signé Dimitri Ianni

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