Miyoko
Mon Eros très privé.
La principale source d’inspiration du cinéma Japonais contemporain demeure l’univers graphique des mangas dont les adaptations, circonscrites au champ commercial, se résument souvent à la dualité adolescente entre shôjo (Nana) et shônen (Death Note). Même si tous les genres trouvent aisément leur traduction cinétique autant que leur public, il en est un qui demeure plus rarement exploité. C’est le Gekiga. Apparu vers la fin des années 50 sous la plume du pionnier Yoshihiro Tatsumi [1], ce genre que l’on pourrait qualifier de “manga d’auteur” ou plus sommairement de “manga réaliste”, concentre parmi les créateurs les plus originaux et singuliers du monde des “images dérisoires”. Ces inventeurs d’univers tantôt abstraits, intimistes ou anarchiquement surréalistes, trouvent rapidement refuge auprès de la mythique revue Garo [2] qui, dans les années 60/70, se révèlera le havre de paix fédérateur d’une avant-garde unique, dont la volonté d’expression se bornera à affirmer une singularité à contre courant.
C’est au cœur même de cette singularité, qui s’exprime parfois dans la complaisance autodestructrice de l’insuccès allant jusqu’à la schizophrénie, que le deuxième long-métrage de Yoshifumi Tsubota nous convie. Tirant sa sève de l’adaptation du manga éponyme de Shin’ichi Abe [3], Miyoko se veut autant un biopic qu’un autoportrait tourmenté de l’artiste et sa muse à travers le temps. Chantre de la « bande dessinée du moi » (watakushi manga), ce pionnier de l’auto-fiction à la japonaise y dépeint l’intimité de sa vie amoureuse décousue avec Miyoko, son modèle et future épouse, de façon parfois fiévreuse et passionnée. Loin d’être une « vie héroïque », l’existence turbulente d’Abe serait plutôt intérieure. D’une vie chaotique au rythme des affres de la création, Tsubota livre un portrait d’une grande sensualité, parfois crue (lorsque Abe force son collègue écrivain à faire l’amour à sa femme), de la sexualité de son couple atypique. Seule la beauté resplendissante de la photographie restituant admirablement les chromatismes chauds d’une reconstitution des seventies aux accents nostalgiques, empêchent le métrage de basculer tantôt dans le cinéma pink, lui conférant une étiquette de « cinéma d’auteur » que l’on imagine aisément lorgner vers un parcours festivalier. Une aura trompeuse qui s’avèrera vite une posture creuse. Ainsi ce n’est pas une surprise d’apprendre que l’auteur officie occasionnellement dans le v-cinema. Tsubota a notamment signé pour le label Star Dust de l’éditeur TMC, Kannô shôjo sakka : Imajinêshon reipu (2006). Un pinku décrivant déjà les turpitudes créatives d’une dessinatrice de manga érotique. Mais dans Miyoko, aucune vulgarité ni nudité “exploitative”. La sensualité éprouvée autant par le cinéaste que le personnage d’Abe envers la gracieuse muse s’exprime ici dans un rapport affectif et charnel profond, quoique teinté de folie, dont la dimension érotique bouillonnante et agitée est omniprésente et domine la première partie du métrage.
Dans Miyoko, l’intimité sexuelle de Shin’ichi Abe y est abondamment disséquée ; écartelée entre son amour tendre pour celle dont il compare affectueusement les rondeurs du ventre à celle d’une pomme de terre, et ses infidélités nourrissant son œuvre graphique. Pour autant, le personnage de Miyoko, dans un acte de dévouement sacrificiel classique, n’en est pas moins présente en tant que femme, l’auteur évoquant au passage sa propre frustration, bien qu’avec davantage de pudeur et de sensibilité. En arrière plan, Tsubota tente également de restituer ce parfum particulier du quartier d’Asagaya où réside le couple, jadis fréquenté par de célèbres écrivains (Masuji Ibuse et Osamu Dazai avant la guerre), et foyer d’artistes marginaux dans les seventies. Mais loin du tumulte des années rouges tout juste consumées, il règne une certaine mélancolie baignée de torpeur dans ces années post-68, propices à l’introspection. A travers cette chronique l’on perçoit aussi l’air du temps, dont la présence de Seiichi Hayashi, auteur du mythique Elégie en rouge [4], évoque en filigrane l’utopie de “l’amour libre” alors en vogue.
Cette introspection, que le cinéaste veut traduire à l’image de façon poétique se révèle aussi un écueil à la narration trop éparse et fragmentée de la vie chaotique de l’artiste. Certes, l’absence de climax et l’atonie générale coïncident avec le style de vie du manga-ka, mais le film en souffre tant dans son rythme à l’horizontalité monotone que dans son incapacité à insuffler tout mouvement, fusse-t-il celui, intérieur, de l’âme humaine. À mesure que s’égrènent les tranches de vie intimes du couple fusionnel, l’on perçoit la vanité d’un esthétisme gratuit qui finit par tourner en rond, oubliant l’image-mouvement. Miyoko demeure engoncé dans ses tableaux aux belles compositions et à la plastique irréprochable. On comprend alors que Tsubota est incapable de se libérer du format des cases de la bande dessinée originale et de son découpage en fragments d’images. Et ce n’est assurément pas un hasard si le générique du film, au demeurant très beau, débute par la vision de planches du manga original dont les personnages finissent par s’animer, dévoilant les chaudes couleurs de décors réalistes habités par le couple d’acteurs s’incarnant littéralement à l’écran. Ce générique traduit ainsi le dilemme auquel le cinéaste a du faire face. Mais un metteur en scène conscient aurait privilégié le cinéma, hors Tsubota fait le choix contraire de s’inscrire au plus près de l’œuvre. Autant narrativement que formellement, il réduit son métrage à une succession de plan statiques et vains, dont la seule beauté et l’interprétation habitée du duo Kenji Mizuhashi et Marî Machida, ne suffisent pourtant à émouvoir le spectateur au delà de la curiosité.
De plus la narration, souhaitant embrasser la totalité de la carrière du protagoniste, jusqu’à vouloir faire apparaître le véritable Abe à la toute fin du film comme une preuve supplémentaire d’hommage révérencieux, poursuit l’auteur qui décide de quitter Tokyo à la fin des années 70, pour s’installer dans le dénuement de Fukuoka sa ville natale. Le film s’étire alors volontairement, provoquant à terme l’ennui face à la répétitivité de la dépression chronique d’Abe, qui se double alors de schizophrénie, traduite par l’irruption de tableaux irrationnels composés à base d’incrustations numériques peu convaincantes. Certes on sent chez le cinéaste un attachement profond et respectable envers son sujet. Mais par cette trop grande précaution, il empêche sa caméra de se libérer d’un immobilisme stérile, incapable de traduire autre chose qu’un exercice formel baignant dans un faux réalisme.
Dans le registre de l’adaptation intimiste l’on préférera de loin l’“ozuien” L’homme sans talent de Naoto Takenaka (1991), qui par son dépouillement tout autant que l’interprétation magistrale de son acteur réalisateur parvenait à restituer un peu de la poésie désenchantée du maître de l’auto-fiction à la japonaise, Yoshiharu Tsuge [5].
Site officiel du film (en Japonais) : http://miyoko-asagaya.com
Miyoko a été présenté dans la section Nippon Cinema au cours de la 10ème édition du Festival du film Japonais de Francfort Nippon Connection (2010).
[1] Il fût notamment l’invité prestigieux du festival d’Angoulême en 2005. Plusieurs de ses œuvres ont été traduites et publiée en France (L’enfer, Good Bye, Coups d’éclat, Les larmes de la bête).
[2] CF. Wikipédia.
[3] Signalons, une fois n’est pas coutume, que plusieurs albums de l’auteur ont été publiés en France, dont Une bien triste famille (Le Seuil), Paradis (Picquier Manga), Les Amours de Taneko (Le Seuil) et Gentil garçon (Cornélius).
[4] Édité en France chez Cornélius.
[5] À noter que Tadao Tsuge, son jeune frère également dessinateur, fait une courte apparition dans le film.






