Mizu no nai pûru
A l’aube des années 80, le contestataire anarchiste Kôji Wakamatsu entame une lente reconversion vers un cinéma moins outrancier et plus classique, qui se détache du pinku eiga, genre pour lequel il est désormais canonisé. L’une de ses premières tentatives en la matière est Ejiki (1979), inspiré par la figure du chanteur militant Bob Marley, et qui marque la rencontre avec une autre figure non moins exhubérante, l’authentique rocker Yuya Uchida. Véritable star au japon, ce musicien-producteur, au ton volontairement provocateur, ira jusqu’à faire un pied de nez à la classe politique tout entière de son pays, en se présentant au poste de gouverneur de Tokyo en 1991. Il est depuis ses débuts, un véritable passionné du 7ème art. Moins figuratif que son idole Elvis Presley, il va jusqu’à s’impliquer dans la production, c’est le cas notamment de Mizu no nai pûru (1982), voire jusqu’à l’écriture de scénario avec l’incroyable brûlot anti-presse à scandale nippone, Komikku zasshi nanka iranai ! (1986), ou encore le superbe et tragique Jukkai no mosquito (1983) de Yoichi Sai, cinéaste encore inconnu à l’époque.
Certes vous me direz que ces deux là étaient faits pour s’entendre. Mais au-delà de la simple curiosité scénaristique du film, l’histoire d’un homme qui chloroforme des jeunes femmes la nuit pour s’introduire chez elles et les violer ; et qui ferait encore passer le mâle japonais pour un taré pervers aux yeux du spectateur occidental lambda, se cache une oeuvre originale, étrange et fascinante, d’une vérité certes dépressive sur le rapport à l’autre, mais ô combien révélatrice et humaine.
Le générique du film nous plonge dès les premières images dans la monotonie de la vie d’un poinçonneur de tickets de métro (Yuya Uchida), taciturne et introverti, qui voit défiler devant lui un ballet d’ombres se rendant machinalement à leur travail matinal. Le soir, il se retrouve englué dans le foyer familial aux cotés d’une femme peu affectueuse, toute occupée à pouponner ses deux jeunes enfants. Il n’a que le petit bar de son quartier pour tenter d’évacuer frustration et ennui, jusqu’au jour où, observant son fils injectant du formol pour endormir un insecte afin de le conserver dans sa collection, il a l’idée d’utiliser cette solution liquide pour assouvir ses propres fantasmes. Insérant le tube d’une seringue dans l’entrebâillement de la fenêtre d’une jeune femme, il projette le liquide, et pénètre dans sa chambre après qu’elle se soit évanouie. Coiffé d’un masque respiratoire, il contemple la jeune fille gisant inconsciente. Peu à peu il commence à toucher, puis à faire l’amour à ses victimes évanouies, prenant toujours plus de risques dans ce troublant jeu érotique.
Même si l’oeuvre scénarisée par Eiichi Uchida, et inspiré d’un fait divers ayant eu lieu dans la région de Sendai, a toutes les caractéristique d’un pinku des années 80 ; le personnage du violeur anonyme pullulant au cinéma autant qu’à la télévision (voir l’emblématique série Rapeman), Mizu no nai pûru prend une voix de traverse et s’en détache par l’originalité de son traitement. Il contient pourtant son lot de scènes érotiques filmées avec soin, mais celles-ci servent davantage un propos critique et plus profond que le vernis subversif apparent. L’oeuvre de Wakamatsu a tout du film inclassable, oscillant entre pinku, dont il ne respecte en rien le formatage habituel, et thriller surréaliste intimiste, dans lequel le personnage mystérieux va toujours plus loin dans ses fantasmes, au risque de se faire démasquer par ses victimes.
A l’image du policier anti-héros de Jukkai No Mosukito, Yuya Uchida, dont la seule présence suffit à rendre toute l’intensité et l’angoisse de son personnage, est un homme figé dans une position sociale qui ne lui offre aucune perspective... l’épitomé du salarié moyen en quelque sorte. Affecté au contrôle des billets il est en permanence confronté à la foule ; ce va et vient incessant devant son portillon, Wakamatsu nous le montre habilement en filmant en gros plan la main du poinçonneur faisant cliqueter frénétiquement son outil de travail. Le protagoniste est emblématique de l’individu lambda pour le cinéaste, qui souligne par là le paradoxe de l’homme japonais qui souffre autant de l’absence d’intimité - quasiment improbable au sein d’une habitation traditionnelle japonaise -, que de la peur de la solitude, signe de son exclusion sociale. L’homme manifeste une aversion pour le contact direct, comme le montre la séquence où il sauve une jeune fille sur le point d’être violée par deux individus au cours d’une nuit sous une pluie battante. Néanmoins, il éprouve un besoin viscéral d’exprimer ses désirs suite à la vision accidentelle d’un couple faisant l’amour près d’un buisson. Il vit dès lors dans cette angoisse, décuplée par la rigidité d’une “société camisole de force” (selon l’expression de Masao Miyamoto). Une seule solution : l’anonymat. Ce statut que choisit l’homme pour assouvir ses désirs, provoque finalement chez lui un éveil et une libération.
Annonciateur d’une forme de repli sur soi, dont le phénomène Otaku, apparu au début des années 80 et finement observé par Etienne Barral [1] représente l’apogée, Mizu no nai pûru symbolise tout autant un retour vers le monde de l’enfance. C’est la vision de son fils jouant avec ses insectes et les chloroformant pour les placer méticuleusement dans une boite transparente, qui sera le déclencheur et moteur des fantasmes du héros (si l’on peut dire !). Wakamatsu expose grâce à des images visuelles fortes, rendant palpable l’angoisse du personnage, cet attrait vers ce monde de l’enfance qui, nul part ailleurs qu’au Japon n’offre à l’enfant-dieu un tel espace de liberté dans tous ses excès. De la vision d’une poupée, à celle de cruelles expériences pratiquées sur un crapaud, les éléments de l’univers de l’enfant se mettent en place et déclenchent en l’homme l’éveil de ses désirs les plus primitifs, qui s’expriment dans son rapport aux femmes, à travers le voyeurisme et une sexualité désensibilisée. Mais loin d’en faire un être méprisable, Wakamatsu le montre davantage comme un anti-héros, bravant les codes sociaux si rigides de la société japonaises. Une fois le passage dans le monde adulte effectué, rares sont les exutoires pour l’individu.
Le constat n’en est pourtant pas moins triste pour l’homme qui, incapable d’avoir des rapports directs avec une femme, choisit des visages comme un enfant des jouets sur un étal, les suivant chez elles pour les chloroformer et leur faire l’amour. J’emploie volontairement le terme “faire l’amour”, même si techniquement il s’agit de viols, car le rapport qu’il entretient avec ces femmes relève davantage d’un complexe maternel, que des pulsions sexuelles violentes habituellement décrites à l’écran dans ce type de situation. En effet, il prend soin de retirer lentement leurs culottes, les retourne avec soin, comme si elle étaient des poupée fragiles que l’enfant aurait peur de casser. Les séquences filmées dans l’intimité d’une chambre à la seule lumière d’une lampe de chevet sont d’ailleurs symptomatiques de ce rapport si particulier qu’entretient le personnage avec ses “poupées” humaines. Loin de filmer leurs ébats sur fond d’une musique lancinante, Wakamatsu observe froidement dans un silence implacable l’homme découvrant tel un enfant, l’objet de ses désirs. Il décrit de façon quasi clinique ses rapports sexuels.
Wakamatsu filme un impressionnant Yuya Uchida coiffé d’un masque respiratoire qui lui donne des faux-airs de serial killer. Sa transformation physique au cours du film, épouse le glissement progressif de ses désirs. C’est pour lui une libération et un exutoire face à la société qui l’opprime. Coupé du réel, il s’approprie son jouet, et réagit violemment quand il voit la jeune Nerika sortir avec un autre homme. Basculant toujours plus dans l’irréalité, il va jusqu’à disposer trois jeunes femmes nues autour d’une table parfaitement arrangée pour un dîner romantique aux chandelles, leur appliquant délicatement du rouge à lèvre. La dominante ludique et artificielle si caractéristique dans le rapport qu’entretiennent les japonais au plaisir, est ici adroitement soulignée. Ce visiteur anonyme ne serait-il pas un lointain cousin d’Eguchi, le vieil homme du récit Les belles endormies (Nemureru bijo, 1961) et chef d’oeuvre de Yasunari Kawabata, qui fréquente une étrange maison où l’on peut passer la nuit aux côtés de superbes jeunes femmes plongées dans un profond sommeil ? Mais bien plus près de nous, les imekura [2] en sont encore une illustration patente.
Pour Wakamatsu l’assouvissement du désir masculin dans le Japon contemporain prend des allures de défi face à une société qui opprime tout dessein individuel, comme le montre le pied de nez final du héros. La conséquence, à l’image du personnage quittant son emploi et troquant son uniforme pour une tenue civile plus anonyme, en est sa marginalisation irrémédiable, son exclusion sociale. Mais si cet acte de courage apparaît comme définitif et laisse planer un constat désespéré, pour le couple Wakamatsu/Uchida, rebelles dans l’âme au pays du conformisme et des apparences, l’affirmation de l’individu nécessite de briser l’interdit.
Le cinéaste fait une fois encore, une brillante utilisation d’une économie de moyens évidente, utilisée au maximum de son potentiel. Habitué des huis-clos et lieux uniques, le film se partage ici entre l’intimité de la pénombre de la chambre des jeunes femmes et des extérieurs anonymes aux couleurs froides, sans oublier la piscine sans eau, véritable symbole à plusieurs lectures du film. Le personnage de Yuya Uchida aimant s’y promener seul la nuit. Cette absence d’eau étant autant celle du sentiment sevré, dans le rapport à l’autre ; qu’un renvoi au symbole maternel par excellence, la mer, dont Wakamatsu fait de fréquents usages poétiques (voir le sublime Yuke yuke nidome no shojo, 1969). Si la froideur du traitement de Mizu no nai pûru laisse un goût amer, il n’en est pas moins poétique et son auteur nous livre une fois de plus quelques images fortes et hautement symboliques, comme les séquences où Yuya Uchida est seul isolé au milieu de la piscine vide, sans oublier la partition musicale, usant des synthés aux sons typiquement 80’s, mais au dosage sobre et parfois cristallin, transportant le récit dans une irréalité toujours plus troublante pour le spectateur/voyeur.
Wakamatsu signe ici l’une de ses oeuvres post 70 les plus abouties, dont la réussite tient autant à l’intensité de son interprète, qu’à sa prophétique analyse des rapports humains toujours plus dévitalisés à l’aube d’une société virtuelle. Mizu no nai pûru démonte le mécanisme du désir masculin pour le mettre en perspective avec son contexte socio-économique. Étrange, poétique, déprimant, et non privé d’humour, Wakamatsu livre une clé précieuse dans l’appréhension de la sexualité émotionnellement déconnectée de l’individu moyen de l’archipel.
Disponible en DVD Japon chez Pioneer, NTSC, Zone 2.
[1] Lire Otaku : Les enfants du virtuel chez Denoël impacts (1999).
[2] Également appelés image-clubs, ce son des établissements où l’on pratique des jeux de rôles sexuels. Un homme peut y vivre ses fantasmes dans un intérieur reconstitué, comme par exemple celui d’un wagon de train pour une séance de chikan (le pelotage dans le métro).



