Nekojiru-So
Faisant la joie des festivals dédiés à la découverte de l’animation japonaise (Nouvelles images du Japon, Tokyo Zone, Annecy, Big Apple Anime Fest...), Nekojiru-So est un ovni cinématographique, pur chef d’œuvre d’imaginaire poétique et concentré surréaliste. Issu du génie de l’artiste Nekojiru - dont l’existence demeure un mystère, nul de sait à quoi elle ressemblait [1]-, cette série, publiée dans la revue alternative Garo, prend pour personnages deux chatons, Nyatta et sa sœur Nyako, dont les aventures sont un singulier mélange de tendre innocence et de cruauté implacable.
Aux antipodes de l’univers familier et rassurant d’Hello Kitty, dont les déclinaisons commerciales masquent à peine l’aliénation d’une jeunesse à l’univers aseptisé des mangas commerciaux, Nekojiru-So se veut un antidote contre l’optimisme béat, où le style kawaï y est habilement détourné et subverti.
La petite Nyatta est inquiète car son frère s’est fait aspirer son âme par le dieu de la mort. Ensemble, ils partent faire des courses et s’embarquent alors dans un mystérieux voyage qui les mènera tout d’abord dans un cirque imaginaire, puis à travers les océans et les contrées désertiques, à la rencontre de troublants personnages, aux limites de l’espace et du temps, les éloignant toujours davantage du foyer familial.
Partant d’un épisode de la série, Tatsuo Sato, qui endosse ici la paternité du film, développe une œuvre personnelle qui, bien que reflétant les caractéristiques de la série, s’en éloigne pour refléter l’univers mental et poétique de ses créateurs. Tatsuo Sato confie volontiers que la puissance visuelle du film doit principalement au talent d’un artiste unique et méconnu en Europe : Masaaki Yuasa. Officiant aujourd’hui au sein du Studio 4°C, une pépinière de créateurs de génie indépendants, Il a notamment participé à la série populaire des Crayon Shin-Chan, animateur clé sur Mes Voisins les Yamadas (1999), et tout récemment réalisateur d’un long-métrage d’animation et nouvelle bombe visuelle : Mind Game (2004).
La liberté et l’inventivité avec laquelle l’équipe s’est emparée du projet se reflètent dans cet univers qui résiste à toute interprétation. Évocation lointaine des mondes de Lewis Carrol, ce trip hallucinatoire est parsemé d’imagerie surréaliste. Ainsi les deux chatons se retrouvent en plein désert et découvrent, en creusant le sol, une nappe d’eau qui se transforme en éléphant d’eau, dans laquelle ils plongent pour se désaltérer. L’allusion et les emprunts aux peintres surréalistes sont ici idéalement synthétisés dans un collage d’images qui se fondent les unes dans les autres, grâce à la mise en scène habile et fluide de Tatsuo Sato.
A l’horizon d’un désert on aperçoit des créatures évoquant « L’Éléphant Girafe » de Salvador Dali, ou encore l’ombre de Magritte transparaissant dans la décoration de la vieille demeure remplie de tableaux du maître des lieux, et cuisiner pervers. La beauté des images, qui parfois s’entrechoquent tant les styles sont variés, mêle animation traditionnelle et 3D. L’utilisation de la 3D ne nuisant aucunement à la poésie des décors et de l’animation dont le côté artisanal est constamment perceptible. Bien au contraire, c’est pour Tatsuo Sato un moyen d’ajouter à l’atmosphère, jouant sur la profondeur de champ, dans l’immensité d’un désert, ou distillant des nappes de brumes pour accentuer la sécheresse du paysage.
Histoire sans paroles faite d’images, cette animation au caractère expérimental fourmille de symboles. La nourriture, mais surtout le thème de l’eau est omniprésent dans le film et devient le support créatif par excellence pour les auteurs. Depuis l’océan peuplé de créatures fantastiques, au calme paysage lacustre et sombre fait de boîtes de conserves métallique. L’eau est source de création et de vie, permettant aux chatons de survivre au désert aride ; mais elle est aussi danger, comme l’illustre l’inondation provoquée par l’explosion de l’oiseau géant dans le cirque, ou l’eau de la marmite mijotant à feu doux. Maniant les paradoxes, dans Nekojiru-So, les chats aiment jouer dans l’eau d’une baignoire.
Les plans et séquences, qui s’enchaînent à un rythme soutenu, guidés par la forme du court-métrage, donnent l’impression au spectateur de se perdre et rendent difficile l’appréhension du film à sa première vision. On passe d’un décor d’océan à un désert sans presque s’en apercevoir. Un peu plus loin, c’est le temps lui-même qui s’arrête, puis s’accélère et régresse enfin. Perdus comme le sont les chatons de Nekojiru-So, le spectateur a la désagréable impression de subir les soubresauts capricieux de l’histoire, et d’être en proie à des forces qui le dépassent. Ainsi le démiurge, sorte de dieu cynique qui s’amuse à des tours de prestidigitation gore dans un curieux cirque peuplé de créatures imaginaires, semble tirer les ficelles du destin.
L’œuvre se dévoile au fur et à mesure comme une métaphore sur le monde et notre tragique existence. Les chats sont prisonniers d’un monde imaginaire - métaphore du réel - et à la merci d’un créateur qui peut tout se permettre, y compris d’arrêter le temps par erreur en laissant échapper la moitié d’un fruit - une moitié de notre globe terrestre qu’il s’apprête d’ailleurs à déguster - qui roule pour se coincer ironiquement dans le mécanisme temporel qui règle notre monde et l’arrêter brutalement. C’est alors l’une des plus belles séquences du film qui s’offre à nous, lorsqu’un océan rouge et figé fendu d’une énorme baleine, recueille les deux chats au son de la musique cristalline et organique de Yutoro Teshikai, évoquant le Glassy Ocean (1998) de Shigeru Tamura.
Mais la beauté irréelle de ces images ne doit pas nous méprendre, la vie de Nyatta et Nyako est semée d’épreuves. Confrontés à la cruauté il doivent avancer et continuer à vivre. Mutilations et dévoration reviennent constamment au cours de leurs périples. Ainsi une scène banale devient l’une des plus cruelles lorsque Nyatta doit se faire recoudre le bras chez une vieille guérisseuse pour chats. Le bruit de l’aiguille perçant la peau à ce moment là, restitue la singulière cruauté de la situation avec une rare efficacité. Le voyage des personnages est un miroir de nos peurs et de nos démons intérieurs. Abandon, solitude, tristesse, les sentiments sont superbement mis en images. Poème plein de nostalgie désespérée, les chatons font preuve de solidarité et de tendresse contre les affres de l’existence ; l’ambiguïté de la fin du film semant le doute sur le faux optimisme des créateurs.
Loin des produits formatés de l’animation commerciale, Nekojiru-So doit se ranger aux côtés des géniales créations d’un Bill Plympton. Subvertissant l’imagerie enfantine et innocente pour en tirer une cruauté morbide, ce poème surréaliste qui semble avoir été composé comme un cadavre exquis [2], livrera tous ses fascinants secrets à ceux qui laisseront leur imaginaire les porter jusqu’aux portes de la perception.
DVD disponible en édition US, zone 1, bande son 5.1, Ref SSDVD 6218 chez Central Park Media. Existe aussi en édition Japon, zone 2, DVD (KIBA-566) et NTSC VHS (KIVA-566).
Site web (en anglais) : http://www.centralparkmedia.com/catsoup
Pour en savoir plus sur le Studio 4°C et Masaaki Yuasa (en français) : http://www.kojimorimoto.net
[1] Nekojiru s’est suicidée à l’âge de 31 ans au cours de l’année 1998. Son mari et collaborateur Hajime Yamano illustrateur de la série, continue à exercer sous le pseudonyme de Nekojiru Y.
[2] Le jeu du cadavre exquis, inventé par les surréalistes en 1925 est un jeu collectif consistant à composer des vers à partir de mots que chacun écrit tour à tour en ignorant ce que l’autre écrit.





