Nuages flottants
Une femme dans la tourmente.
Dans Nuages flottants, Mikio Naruse aborde l’un des grands thèmes de son œuvre : la difficulté d’aimer, dans le contexte très particulier de l’immédiat après-guerre au Japon. La chute de l’empire s’est traduite par un effondrement moral, social et économique. Les valeurs traditionnelles, comme le devoir et loyauté, ont été balayées.
Yukiko regagne Tokyo, avec la volonté de renouer avec Tomioka. En Indochine occupée par les Japonais, ils ont vécu une passion à l’abri des dévastations de la guerre, mais aussi loin de la femme de Tomioka restée sur l’Archipel. Malgré leurs retrouvailles, la flamme s’est éteinte du côté du mari volage. Il doit s’occuper de sa femme malade et faire vivre sa famille dans le Japon ravagé par la guerre. Yukiko se trouve dans une situation encore plus précaire et va tout faire pour survivre et reconquérir son bien aimé.
Mikio Naruse fait le portrait d’une femme blessée et trompée, mais avant tout passionnée, interprétée par Hideko Takamine, son actrice fétiche. Yukiko est attirée par Tomioka, malgré son égoïsme et sa veulerie, comme si elle prenait pitié de sa faiblesse - et elle n’est pas la seule.
Le spectateur et la spectatrice modernes pourront éprouver des difficultés à comprendre les motivations de cette femme amoureuse, qui subit toutes les avanies sans jamais cesser d’espérer. Son comportement se comprend mieux en adoptant le point de vue du bouddhisme. L’amour est considéré comme une forme de maladie, un attachement qui enchaîne l’être et le fait souffrir, souligne le critique Tadao Sato [1]. Elle semble condamnée à répéter sans cesse les mêmes erreurs.
Le cinéaste japonais dresse un tableau accablant du mâle japonais. Tous les hommes que Yukiko a rencontrés l’ont malmenée. Il n’y en a pas un pour racheter l’autre. Elle a été violée par son beau-frère et Yukiko le rappelle vertement à celui-ci tandis que le réalisateur l’illustre via un bref flashback. Dans le même esprit, Mikio Naruse a recours à de nombreuses ellipses afin d’éviter que ce mélodrame, déjà très poignant, ne bascule dans une noirceur excessive. Plutôt que de montrer frontalement les moments les plus humiliants de la vie de Yukiko — comme sa prostitution ou la misère quotidienne —, il les laisse souvent deviner par le spectateur. Toute la finesse de l’art de Naruse est de ne jamais forcer jamais le trait, sans faire perdre de la force à son propos cinématographique.
Fidèle à son style, le cinéaste japonais ancre la quête de cette femme dans la réalité de l’époque : la priorité est de survivre. Quitte à tomber très bas. Comme nombre de ses compatriotes, Yukiko va jusqu’à se prostituer auprès des vainqueurs pour survivre. Elle se retrouve dans la position de servante vietnamienne à Da Lat. En ces temps où toute illusion a disparu, tout est bon pour gagner de l’argent. Son beau-frère, qui veut créer une affaire, fonde une secte pour gagner de l’argent.
Leur liaison en Indochine française leur apparaît comme une parenthèse enchantée. Yukiko semble vouloir à tout prix retrouver ce paradis, qui contraste avec son passé et la désolation du Japon d’après-guerre. Désolation matérielle et désolation morale. Les images de la colonie française tranchent avec la grisaille du Japon défait. Yukiko reste hantée par cette période dévoilée via des flashbacks où ils étaient également libérés des contraintes sociales.
Seulement après l’irréparable, Tomioka prend conscience de l’importance que Yukiko avait pour lui.
Nuages flottants est ressorti en salles dans une nouvelle restauration 4K grâce à Carlotta Films.
[1] Le cinéma japonais, Tome 2



