Our Town
Dans une petite ville sans nom, un tueur en série expose sa quatrième victime dans la cour de récréation d’une école. La victime comme les trois jeunes femmes qui l’ont précédée, est devenue objet de mise en scène : attachée à une barre fixe par les poignets telle une crucifiée, soigneusement mutilée dans un rituel impliquant notamment l’insertion de corps étrangers sous les ongles... L’image, composition extrêmement graphique, étale sa perversion en silence devant un agent d’entretien ébahi mais aussi un enfant, avant que la police soit dépêchée sur les lieux. Bienvenue dans "notre" ville.
Jae Shin fait partie de l’équipe d’investigation qui ne parvient pas, au grand désespoir de ses supérieurs, à inquiéter ce tueur qui gagne en assurance et insolence. Il faut dire aussi que la Corée du Sud n’est pas équipée des labos de Gil Grissom, ou ses équivalents de Miami et New York : pas de police scientifique en vue, le travail ici se fait à pied, dans les rues, à l’ancienne. Le meilleur ami de Jae Shin est sa seule soupape par rapport au dossier : Kyung Joo est un écrivain en devenir - ou non -, sévèrement porté sur la bouteille around the clock, qui s’intéresse aux meurtres car il écrit justement un roman sur un tueur en série, qu’il veut violent, excessif - vrai. Pour tenter d’atteindre cette réalité que son éditeur l’accuse de trop exagérer, Kyung Joo se projette dans des situations de violence, s’imaginant tuer les gens qui le poussent à bout au quotidien. Jusqu’à ce que sa propriétaire, lassée d’attendre un règlement hypothétique de son loyer, change la serrure de son appartement dans les sous-sol d’un immeuble. Kyung Joo perd pied et étrangle la garce, froide et belle comme il se doit. Malin, il fait ensuite un petit travail sur le corps de sa victime circonstancielle, et fait d’elle, en apparence, la cinquième victime du tueur en série...
Après avoir été surexploités dans le sillage du Se7en de David Fincher, les films de tueur(s) en série se sont fait rares sur nos écrans. Sauf peut-être en Corée, où une vague récente tente de revenir du mécanique meurtrier de masse du slasher, vers le plus méthodique monstre à profil. Contrairement au survival et autres slashers justement, le film de tueur en série n’est pas une catégorie codifiée, un sous-genre à part entière. Toutes les approches sont valides, du portrait quasi documentaire (Henry, Portrait of a Serial Killer) au film policier teinté de psychologie (Manhunter, Scènes de crime, Se7en justement), en passant bien entendu par le film d’horreur et autres tableaux grandiloquents (The Cell). Ce monstre à visage d’homme est une source d’effroi autant que de fascination, entité limitrophe du spectre humain ; si loin, si proche. Lui finalement, c’est nous, en pire. Ou en mieux, diront ceux qui admirent la capacité à s’affranchir totalement des conventions sociales et humaines. Ce qui est certain, c’est qu’en tant qu’être entièrement voué à la concrétisation d’un fantasme, le tueur en série est une projection extrême de notre ambiguïté, de nos ambivalences.
Uri dongne. Le titre original du premier film de Jeong Gil-yeong fait référence à la propension des coréens à préférer l’appartenance collective à l’identification personnelle, aussi le "nous" du titre ("uri") insiste-t-il sur une notion de partage, de lien entre les personnages et le spectateur, entre la (les) violence(s) du film et notre humanité [1]. Projection triple, boucle de causalité d’une intelligence rare, Our Town n’est pas un film policier, même si son héros en est un, pas non plus un film d’horreur, mais si certaines scènes sont effroyables, mais un puzzle implicite, condamnant l’humanité à un cycle de violence d’un nihilisme oserai-je dire, proprement remarquable.
Il est difficile de mettre à jour le fil conducteur de Our Town au cours de ses premières scènes. Les morts en série semblent constituer une toile de fond plus qu’autre chose, pour ce conflit pour le premier plan que se livrent, implicitement, Jae Shin et Kyung Joo. Violent, le film l’est d’emblée, au travers de son exposition d’une victime anonyme, puis des hypothèses de violence étayées avec froideur par l’écrivain sur le fil du rasoir. Il faut attendre le geste condamnatoire de Kyung Joo pour que le puzzle de Jeong Gil-yeong commence non pas à se construire, mais à se dessiner comme objectif narratif. Le tueur en série revient alors au premier plan par le biais du meurtre opportuniste de Kyung Joo : l’ombre devient protagoniste par procuration. Tout l’intérêt de Our Town réside dans le caractère à la fois rétro-actif et causal de l’acte meurtrier. Le réalisateur esquisse en silence la possibilité d’un lien ambivalent entre les deux meurtriers, à destination du spectateur qui ne peut se permettre de relâcher son attention : comment Kyung Joo a-t-il pu tromper son monde sur la paternité d’un meurtre, alors que son ami ne lui prête ses dossiers, comme matériel documentaire, qu’après qu’il l’ait commis ?
Trop expliciter cette voie à double sens serait gâcher la vision du film, parcours nihiliste de violence dont le spectateur est le seul à pouvoir saisir l’ampleur puisqu’il est, en réalité, triple. Our Town est un film éminemment psychologique, mis en scène avec une retenue exemplaire qui ne cède jamais à la facilité d’effets de montage et autres mises en exergue. Au contraire même, puisque Jeong Gil-yeong joue tellement le jeu de l’implicite qu’il prend le risque de laisser bon nombre de spectateurs sur le bas-côté, incapables d’appréhender les liens de sang tissés par l’histoire et son protagoniste immatériel, quasi viral. Noir jusqu’à l’étouffement, Our Town est porté par des acteurs excellents, et constitue un exercice de style d’une intelligence de plus en plus rare de nos jours. Sa conclusion toutefois, pourra sembler trop pessimiste à certains, puisque l’appartenance collective propre aux coréens qu’illustre le film, partage la responsabilité de l’acte meurtrier au même niveau, faisant entrer l’inconscient collectif de plain pied dans notre réalité ternie par l’omniscience du mécanisme de violence. Un successeur discret en quelque sorte, de l’incroyable force destructrice du Sympathy for Mr. Vengeance de Park Chan-wook.
Our Town est disponible en DVD coréen, sous-titré en anglais.
[1] Cf. ’Our Town’ Deconstructs Murder., article du Korea Times.



