Prisonnière du vice
Prisonnière du passé.
A l’image du trio des grands maîtres du cinéma japonais de l’âge d’or (Mizoguchi - Kurosawa - Ozu), dont l’arbre cachait la forêt d’une diversité longtemps insoupçonnée, les cinéastes du roman porno de la première génération se résument souvent aux vieux chênes que sont Kumashiro, Tanaka et Konuma (il faudrait pourtant y ajouter Chûsei Sone qui, à l’instar de Naruse, reste le plus sous-estimé de tous). Mais si le cinéma classique a connu depuis un défrichement plus conforme à son importance, le roman porno regorge toujours d’auteurs d’envergure à découvrir. C’est le cas non négligeable du cinéaste Akira Katô dont l’illustre prénom aurait pu servir d’appât à l’audace d’une curiosité cinéphilique.
Si à l’étranger l’on connaît surtout sa vampirisation du personnage de la romancière Emanuelle Arsan à travers Tokyo Emmanuelle (1975), notable pour avoir été le premier roman porno distribué dans la prude Albion, Akira Katô reste méconnu malgré une production conséquente (une quarantaine de films pour le label rose). Celui qui fût assistant réalisateur sur les deux premiers volets de la fresque épique fleuve de Satsuo Yamamoto La Guerre et les hommes (Unmei no jokyoku, 1970-73) débute par une contribution au style Nikkatsu new-action, pré-période rose, avec le dernier opus de la série Girl’s Junior High School (Joshi gakuen, 1970-71) mettant en scène le duo Junko Natsu/Rumi Goto, chahutant avec humour l’institution scolaire. Moins à son aise lors du délicat passage aux années 80, il se tournera alors progressivement vers la télévision [1] et quittera la Nikkatsu en 1983.
Avec Prisonnière du vice, c’est à l’univers du romancier Oniroku Dan [2], suprême représentant du SM à la japonaise, que le cinéaste se confronte ; tout autant qu’à l’égérie du genre, la sensuelle Naomi Tani. Elle incarne ici, à travers le destin de Yuki, une jeune épouse qui retourne seule dans son village natal après un mariage. Et qui, à la faveur d’une rencontre, se transformant en fiévreuse passion amoureuse avec un homme marié à une jeune épouse masochiste (Terumi Azuma), commence progressivement à renouer avec les troubles de son passé. Ayant auparavant subjugué les spectateurs par sa beauté fière et majestueuse sous la caméra de Konuma, successivement dans Fleurs et Serpents (1974) et Une Femme à sacrifier (1974), elle impose l’avènement d’un sous genre qui demeurera un filon productif jusqu’aux dernières heures du studio.
Si Akira Katô n’est pas un cinéaste couramment associé au genre SM, dont Konuma, Katsuhiko Fujii ou encore Shôgorô Nishimura feront une bonne partie de leur fond de commerce, il n’en est pas mois responsable des débuts de Naomi Tani à la Nikkatsu, alors sous les traits d’un second rôle, peu en accord avec ses ambitions de prima donna des cordes, dans Sensuous Beasts (Shinayakana kemonotachi, 1972). La pulpeuse reine aux long cheveux de jais mit en effet du temps avant de rejoindre le studio et quitter l’univers des productions indépendantes pink moins fortunées, dont elle était issue. Si Katô se plie volontiers aux exercices de cordes de rigueur, notamment lors des séquences avec le vieux peintre d’estampes érotiques, figure que l’on devine modelée sur les traits d’un Ito Seiu [3] (à moins que cela ne soit un double du romancier Oniroku Dan lui-même), Katô s’éloigne pourtant de l’esprit de la représentation SM chère au notoirement intransigeant écrivain : celle de la souffrance par la honte. En effet, l’auteur déploie dans Prisonnière du vice toute l’originalité et le talent de son cinéma afin de dépasser le sensationnalisme du “saucissonnage” érotique pour salaryman en quêtes de turpitudes, pour plonger dans les méandres de la mémoire de son héroïne. La force de son cinéma, d’inspiration éminemment littéraire et d’un certain raffinement, se révèle ici dans la discontinuité narrative adoptée par le cinéaste, entremêlant réminiscences et présent de façon tantôt abstraite ou surréaliste.
Prisonnière du vice s’avère en réalité un parfait film Proustien, au sens où l’objet (la corde) ou le fait présent (l’expérience vécue) participent de la réactivation de la mémoire affective de Yuki. Dans une séquence d’un réalisme étonnant, filmée en pleine rue caméra à l’épaule, celle-ci est témoin de l’arrestation et du passage à tabac d’une voleuse à l’étalage devant un attroupement de passants. La cruauté que font subir deux hommes à cette pauvre fille émeut profondément la jeune femme qui peu à peu, replonge dans les méandres tourmentés de son mariage passé avec un professeur plus âgé. La narration s’articule intelligemment autour des souvenirs et leur perception par Yuki, brouillant ainsi la frontière ténue entre présent et passé. En outre, Katô utilise à merveille toute la richesse symbolique de la corde, qui devient tantôt objet de séquestration (le mari invalide de Yuki l’attachant la nuit de peur qu’elle le quitte), ou instrument de mort (le suicide par pendaison), mais aussi source de plaisir pour Natsuko, jeune épouse jalouse terrifiée à l’idée d’être abandonnée. Dans un final ouvert, d’une admirable suggestion, Katô conclut par une nouvelle métaphore poétique lumineuse, dans laquelle la corde épouse la figuration allégorique du lien avec le passé, dont souffre Yuki, et véritable enjeu du récit.
Ce n’est à l’évidence pas des relations SM que traite Prisonnière du vice, mais bien de l’amour et d’une quête d’absolu entre deux êtres prisonniers de leurs existences respectives. L’homme marié à une femme qu’il ne parvient à abandonner malgré son désir d’une part, et de l’autre, Yuki qui ne parvient à s’affranchir d’un passé qui l’afflige et l’entraîne à se livrer au sadomasochisme (l’atelier du peintre). Film d’amour profondément tragique, Prisonnière du vice témoigne de la force narrative d’un cinéaste dont l’imaginaire et la sophistication, tirent le meilleur parti des contraintes du genre. Avec un sens du cadre et des plans d’ensemble éblouissants, le style de Katô démontre une grammaire cinématographique d’une rare étendue. Emprunte d’un certain classicisme, sa mise en scène évite pourtant la tentation esthétisante dans laquelle tombe souvent Konuma pour se concentrer sur la narration et ses personnages. Il sait aussi apporter du mouvement, utilisant parfois le plan séquence ou la caméra portée avec pertinence (voir la mise à nu contrainte de Yuki aux mains d’un assistant du peintre). Mais peut aussi se montrer poétique dans sa suggestion du passage d’une temporalité à une autre.
Naomi Tani, au sommet de sa plastique, est absolument éblouissante. Qu’elle soit en kimono ou en tailleur, elle resplendit de milles feux sous la lumière, magnifiquement servie par le cadre tantôt réaliste ou irréel du film. Certes Tani n’est pas une actrice dramatique, à l’image de son cri d’effroi peu convaincant poussé à la découverte de son mari suicidé, mais que ne pardonnerait-on devant une chair à la blancheur si onctueuse et concupiscente. On aura par ailleurs le plaisir de retrouver aux côtés de la reine, la plus chétive et fragile Terumi Azuma (Une femme à sacrifier), servant alors régulièrement de faire valoir à l’actrice, qui s’offre ici en rivale jalouse, position qui connaîtra ultérieurement un prolongement bien réel [4].
Avec Prisonnière du vice, l’évidence d’un auteur s’impose. Capable de dépasser un sous-genre codifié pour l’en extraire de sa caricature, Akira Katô nous offre, à travers un voyage dans la vie antérieure et intérieure de son héroïne, un beau film tout en nuances et d’une légèreté narrative baignant dans un atemporel artistique. Tragédie sur l’amour autant que sur la prise de conscience d’une femme vouée à la souffrance, il constitue une nouvelle preuve de la richesse d’un genre unique et fascinant.
Prisonnière du vice est prévu en sortie DVD avec sous-titres français le 3 Mars 2010 chez Wild Side, au sein d’une collection intitulée l’Âge d’Or du Roman Porno Japonais, et qui comportera 30 titres. A noter que l’ensemble des films de la collection a fait l’objet d’une restauration numérique.
Remerciements à Benjamin Gaessler, Cédric Landemaine et Wild Side.
[1] Il dirigera notamment la star Yûsaku Mastuda dans 2 épisodes de la série à succès Tantei Monogatari (1979-1980).
[2] Le scénario du film est basé sur une œuvre du romancier.
[3] Peintre et photographe mais aussi père “kinbaku” (bondage érotique Japonais). Voir le film Bondage (1977) de Noboru Tanaka, librement inspiré de la vie de l’artriste.
[4] À partir de 1976 les deux actrices cessèrent d’apparaître ensemble à l’écran, Terumi Azuma réussissant alors à obtenir des premiers rôles. Mais en 1977 le scandale éclata lorsque la jeune actrice lui ravi son compagnon et manager de l’époque. Lire l’interview de Naomi Tani par Maki Hamamoto dans Asian Cult Cinema N°19.




