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Japon | Rencontres

Raikô Sakamoto

"Dans le rakugo, on raconte en général d’anciennes histoires (répertoires, vieux contes), toujours un peu les mêmes. Mais selon la personne qui les interprète, le résultat peut être très différent. En général, l’acteur incarne à la fois le narrateur et les acteurs. C’est la même chose pour les benshi."

Depuis les débuts du cinéma muet au Japon, les films sont accompagnés par des musiciens et un ou plusieurs bonimenteurs, qu’on appelle benshi. Auteurs de leurs textes, ils interprètent à la fois le narrateur et les personnages du film. Leur prestation était tellement impressionnante que cette tradition ralentit l’arrivée du cinéma parlant au Japon, rendant parfois la performance jouée plus attractive que le film lui-même. Certaines salles avaient leurs benshi attitrés. Et c’est parfois lui qu’on venait voir, comme un comédien de théâtre. Certains benshi étaient d’ailleurs de vraies célébrités. Par leurs textes et leur jeu, les benshi se réappropriaient tellement le film, que certains réalisateurs se plaignaient même de leur dénaturation. Aujourd’hui, malgré les évolutions technologiques du cinéma, la tradition perdure, de façon plus confidentielle, il ne reste qu’un petit nombre de benshi. Raikô Sakamoto, qui en est le plus jeune représentant, s’est produit pour la première fois hors du Japon en novembre 2012, à l’invitation de la Cinémathèque française. Il est venu accompagner la projection de deux films de Daisuke Itô : Le Chevalier voleur (Oatsurae Jirokichi goshi, 1931) et L’Epée assassine (Zanjin zanbaken, 1929), dans le cadre du festival Toute la mémoire du monde. Nous n’avons pas regretté la rencontre, fort amusante.

Sancho : C’est la première fois que vous vous produisez en Europe, devant un public français plus particulièrement. Quelles sont vos impressions ?

Raikô Sakamoto : Je suis à la fois très honoré et très content. En tant que benshi professionnel, je suis heureux que cet art qui n’était prospère qu’au Japon puisse enfin être partagé en dehors de ce pays. Et je suis d’autant plus content que j’ai pu être accompagné par un pianiste, chose qui n’est pas toujours évidente même au Japon, étant données les difficultés économiques du pays. Les ciné-concerts ne sont en effet pas toujours facile à organiser, de ce fait.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de devenir benshi ?

Depuis l’école primaire j’aimais le cinéma, je regardais des films de tous genres. Par contre, je n’avais jamais vu de films muets ! Lorsque j’étais collégien, à 14 ans, notre professeur nous a emmenés voir un film, The Kid, de Charlie Chaplin. Le film était accompagné par un benshi et un orchestre. Cette performance m’a énormément impressionné, je n’imaginais pas qu’un tel métier existait ! A cette époque, en plus du cinéma, j’aimais aussi beaucoup différentes formes d’art oral japonais, comme le rakugo, le rôkyoku ou encore le kôdan [1]. Et je me suis dit, ce jour-là, que la discipline du benshi faisait elle aussi partie de cet art du conte oral.
En revanche, ce n’est pas à ce moment-là que j’ai eu envie de devenir benshi. C’était plutôt en sortant du lycée, lorsque j’ai réfléchi à mon avenir et que j’ai eu envie d’un métier original.

Comment vous-êtes-vous formé à ce métier ?

J’ai frappé aux portes de Matsuda Eigasha [2], une archive de films muets qui organise des spectacles de benshi au Japon, et je leur ai demandé comment devenir benshi. Je leur ai demandé s’il fallait, par exemple, suivre madame Sawato Midori [3], la benshi qui avait présenté The Kid quand j’avais 14 ans, et apprendre auprès d’elle. Mais ils ont voulu être très honnêtes et m’ont dit que c’était presque impossible d’en faire un métier viable, parce que ces performances n’étaient plus aussi populaires qu’à l’époque du cinéma muet. Ils m’ont conseillé de l’apprendre plutôt comme un loisir, pour mon propre plaisir.
Du coup, j’ai appris par moi-même, et l’ai pratiqué comme un loisir au début. Comme j’étais passionné des formes orales traditionnelles comme le rakugo, j’ai appris de manière autodidacte en écoutant attentivement, en travaillant le rythme, l’élocution, en m’exerçant à prononcer des répliques. J’ai aussi reçu quelques enseignements d’acteurs de doublage (animation, publicité), pour apprendre la technique de prononciation et d’articulation. Je n’ai jamais fait de théâtre par contre, je suis complètement autodidacte. Ce qui n’est pas chose facile, car au Japon, lorsqu’on n’a pas de maître, c’est souvent difficile d’être respecté. On est facilement sous-estimé, considéré comme un amateur. Alors j’ai redoublé d’efforts pour qu’on ne pense pas cela de moi.

Y a-t-il un « acteur » de rakugo que vous appréciez particulièrement ?

Si j’ai été influencé par une personne, ça serait principalement un grand maître de rakugo, Shinsho Kokontei [4], de Nippori. Il était déjà mort lorsque je suis né, mais je l’ai beaucoup écouté sur CD. Il avait une manière de parler très originale, magnifique, avec beaucoup d’humour. Sa façon d’incarner les personnages était très intéressante. Dans le rakugo, on raconte en général d’anciennes histoires (répertoires, vieux contes), toujours un peu les mêmes. Mais selon la personne qui les interprète, le résultat peut être très différent. En général, l’acteur incarne à la fois le narrateur et les acteurs. C’est la même chose pour les benshi.

Est-ce qu’il y a beaucoup de séances avec benshi organisées au Japon ? Cet art y est-il redevenu populaire aujourd’hui ?

C’est très simple. Aujourd’hui, nous sommes tout au plus dix benshi. Mais en 1925, ils étaient environ huit mille. Dans le Japon d’aujourd’hui, ce n’est qu’une niche, comparé au rakugo. Il doit s’en organiser qu’une centaine par an, toutes séances confondues. De mon côté, je propose des spectacles indépendants. J’ai des DVD, un catalogue, et je tourne dans les bars, des clubs, ou chez des particuliers qui organisent une soirée. Parallèlement, je suis aussi acteur de doublage pour des films d’animation et des publicités.

Enfant, je rêvais de devenir dessinateur de manga. Shigeru Mizuki était mon maître, je rêvais de devenir son assistant. Mais je suis devenu benshi (rires), parce que j’aime beaucoup le cinéma aussi. Mais comme j’adore le dessin, et qu’aujourd’hui avec l’ordinateur on peut facilement créer de l’animation, je continue à dessiner et je réalise mes propres films. Cela me rend service aussi pour pouvoir être indépendant dans le choix des films pour mes séances de benshi, car les films de répertoire ne sont pas toujours facile à récupérer (problèmes de droits, de support). Alors je me sers aussi de mes propres films, et je fais des films d’animation muets du coup !

Un jour j’espère qu’on aura l’occasion de les voir !

Au Japon, je les passe de temps en temps. Je fais tout moi-même, le dessin, le montage… C’est un sacré travail, j’ai les muscles tout contractés ! L’inconvénient pour l’étranger, c’est que mes films sont très parodiques, et si l’on ne possède pas les clés (en l’occurrence celles de la culture populaire japonaise), c’est difficile de comprendre. Je ne pense pas que les étrangers comprendraient… Mais un jour j’essaierai de faire des films plus ouverts pour pouvoir les montrer en dehors du Japon !

Comment composez-vous votre catalogue de films ? On a eu l’occasion hier de voir deux superbes films de Daisuke Itô, est-ce que c’est un cinéaste que vous aimez particulièrement ?

Il y a deux cas : le premier, c’est à la demande du client. Le deuxième, c’est moi qui propose.
A l’époque du cinéma muet, au Japon, tous les films étaient narrés par des benshi, chaque salle avait même son propre benshi. Du coup, les cinéastes mettaient en scène en conséquence, ce qui fait qu’il est très facile de poser son texte sur les films muets japonais. En revanche ce travail est plus difficile sur les films étrangers, malheureusement. C’est pourquoi je ne travaille que sur des films japonais. D’autre part, pour les films de l’époque moderne, de l’époque d’Ozu par exemple, cela devient difficile aussi, car ils sont volontairement moins populaires, plus « artistiques », la mise en scène est plus sophistiquée et ne laisse pas de place à une narration orale. Pour caricaturer les choses, Ozu pourrait être considéré comme un « cinéaste artiste », et Daisuke Itô davantage comme un « cinéaste artisan » (sans lui retirer toute la valeur de son art). Les films d’époque (jidaigeki, par opposition aux gendaigeki) étaient plutôt destinés aux petites gens qui n’ont pas fait d’études, aux ouvriers. Les étudiants ou intellectuels, eux, préféraient voir des films de l’époque moderne, ou des films étrangers.
Dans les films d’époque, il y a un rythme particulier, qui peut s’apparenter à celui des arts traditionnels oraux comme le rakugo. On y retrouve souvent les mêmes histoires, tirées de récits populaires. Par exemple, dans Le Carnet de voyage de Chuji (Chuji tabi nikki, 1927), Daisuke Itô reprend le personnage de Kunisada Chuji, un samouraï vagabond dont l’histoire avait déjà été adaptée dans tous les genres des arts oraux. Ce qui explique pourquoi un benshi choisira plus volontiers ce type de films, la culture est similaire. Et cela tombe bien car moi-même j’aime beaucoup cette époque !

Quelle est votre cinéphilie justement ? Et si la question est trop large, dans le cinéma japonais ?

Aïe. Il va me falloir un peu de temps pour répondre !
Je citerai Sadao Yamanaka. Rien qu’en lisant ses scénarios, on a des frissons. Il y a beaucoup de ses films qui n’existent plus, mais il reste des scénarios, ou des fragments. J’ai eu l’occasion de lire par exemple ceux de Genta d’Iso - Le Sabre de chevet (Iso no Genta - Dakine no Nagawakizashi, 1932) et Le Guerrier joueur de flûte (Kuchibue o Fuku Bushi, 1932). C’est passionnant. Vraiment, quel dommage que ces films n’existent plus !

Vous pourriez les adapter en film d’animation !

Ah… Je les adore tellement que j’aurais peur de faire n’importe quoi (rires).

Parmi les cinéastes du parlant, j’aime beaucoup Mikio Naruse également.
Sinon il y a un film muet que j’adore, c’est La Mère derrière les paupières (Mabuta no haha, 1931) de Hiroshi Inagaki, avec Chiezô Kataoka. L’adaptation d’une nouvelle très connue et populaire de Shin Hasegawa, qui a été beaucoup adaptée. Notamment par Tai Katô par exemple (62). Pour la petite anecdote, Chiezô Kataoka (grande star de jidaigeki) n’était pas particulièrement doué en chambara (combat au sabre), alors avec sa société de production, et en collaboration avec des cinéastes comme Hiroshi Inagaki ou Mansaku Itami, il a fait beaucoup de jidaigeki qui s’apparentaient plus à des gendaigeki, sans scènes de combats de sabre. De ce fait, Kataoka a développé un jeu très naturaliste, très subtil, qui ne répond pas aux clichés du jidaigeki. Un style qui passe aussi bien dans les jidaigeki que dans les gendaigeki ! Il est particulièrement bon dans ce film.

Mention sur le dessin : « avec mes respects pour le maître Mizuki » (mention orale : C’est honteux de signer alors que c’est le dessin d’un autre !).

Propos recueillis par Nathalie Benady en novembre 2012. Remerciements à Terutarô Osanaï pour la traduction, et à la Cinémathèque française pour avoir donné place à cet événement. Merci aussi à Dimitri Ianni, pour son aide et son fidèle soutien.

[1Kôdan : art oral narratif ; rôkyoku : autre art oral proche du kôdan pour ses thèmes mais rythmé par un accompagnement musical au shamisen ; rakugo : art de la récitation comique.

[2Société fondée en 1952 par Shunsui Matsuda, l’un des derniers benshi de l’époque du cinéma muet, avec la volonté de valoriser et de restaurer des films du répertoire japonais alors perdus. La société détient une collection de plus de 1000 films (environ 6000 bobines) qu’elle projette régulièrement au Japon et à l’étranger.

[3Originaire de Tokyo, diplômée en philosophie, Midori Sawato découvre l’art des benshi à vingt ans en assistant à une performance de Shunsui Matsuda, qui devint son maître. Dernièrement, elle s’est produite à Paris en novembre 2011 à la Maison de la Culture du Japon, pour accompagner Quelle richesse sont les enfants (Koda­kara sôdô, 1935), un court métrage burlesque de Torajirô Saitô, et La Cigogne en papier (Ori­zuru osen, 1935) de Mizoguchi.

[4Il s’agit plus précisément de Kokontei Shinsho V, né en 1890 et mort en 1973.

- Article paru le lundi 30 juin 2014

signé Nathalie Benady

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