Réflexions
Jin, chanteuse dans un groupe de rock underground, et son amie Mi semblent former un couple lesbien. Difficile pourtant de percevoir autre chose qu’une affection, un attachement physique entre ces deux filles que l’on suppose amoureuses. Jin est froide et sévère, tandis que Mi est plus douce, plus féminine dans son rapport aux autres ; toutes deux à l’images des cigarettes qu’elles fument sans cesse, paraissent se consumer, doucement, dans ce simulacre d’amour. Puis arrive Hao, un jeune homme à la recherche d’un emploi, revenu à Taipei après son service militaire, chez qui Mi se met à habiter. Elle ne dévoile pas la nature de ses sentiments pour le garçon à sa moitié féminine. Ce que Mi ne sait pas, c’est que Hao fait en réalité partie du passé amoureux de Jin...
Premier long-métrage de Yao Hung-I, notamment assistant-réalisateur de Hou Hsiao-Hsien, Réflexions est un film étrange, dans son portrait de relations amoureuses qui n’en sont pas, entre regrets étouffés et promesses tues. Il s’ouvre sur un tableau avant tout physique de ses deux actrices, dont nous avons dans un premier temps tout loisir d’étudier les visages, les tatouages et les silhouettes, sur fond d’une musique lancinante. Par la suite pourtant, Réflexions choisit d’une certaine façon de se maintenir à distance de ces deux personnage. Une distance qui ne s’exprime cependant pas par un rejet de l’image des deux femmes sujet, puisqu’il s’agit de la seule attention maintenue, mais par la gestion de l’action du film, presque intégralement maintenue hors-champ. Les corps, bien que constamment ou presque, conservés au premier plan - avec une emphase sur celui, central, de Jin - perdent de leur consistance et semblent devenir de simples enveloppes, parcourues de sentiments qu’il n’est pas bon de vivre au présent.
Ce présent que Jin renie explicitement d’ailleurs, comme étant une illusion entre le passé et un futur constamment en devenir. Ce faisant, le personnage renie en quelque sorte la réalité de sa relation avec Mi et justifie l’approche retenue par le réalisateur, entre une histoire incomplète et un présent impalpable. Les « réflexions » du titre deviennent dans cet instant intemporel, les deux images que sont Jin et Mi. Avec une contradiction fascinante toutefois : alors que les deux reflets se rapprochent de la surface du miroir qui les sépare - ici incarné par Hao - elles n’ont aucunement tendance à fusionner mais au contraire à se séparer, définitivement.
Si Réflexions paraît un film rendu volontairement insaisissable (des personnages et des gestes esquissés mais jamais explicités, des conséquences sans causes), il possède tout de même de nombreux points d’intérêts. Ainsi le premier, est-il un constat sur la thématique de la solitude du film, rémanence millénariste ou fin de siècle au choix, de l’asphyxie des individualités au sein des grandes villes et des grands mouvements de notre époque. A la fin du film, Jin et Mi se retrouvent autour d’une table avec Hao. Les non-dits sont omniprésents, et alors qu’à des milliers de kilomètres de là, des personnes luttent et meurent ensemble par milliers dans le terrible Tsunami du 26 décembre 2004, ces trois là sont incapables de vivre ensemble à Taipei [1]. De la même façon que Jin est incapable de vivre avec sa mère dont elle redoute pourtant tant le départ, avec un homme qu’elle a rencontré et qui la bat.
Le second point d’intérêt du film est très certainement sa bande-son, concoctée par Tu Duuh-Chih. Entre atmosphère et contenu, celle-ci est magnifiquement composée, anticipant le film (la chanson d’ouverture qui préfigure la séance de répétition du groupe de Jin) autant que le remémorant (la même chanson, reprise dans les derniers instants). Jamais réellement en phase, elle contribue à déstabiliser le film, à le priver d’un véritable présent de narration, d’autant que celui-ci est implicitement morcelé, éclaté. On souglinera par ailleurs l’ingénieuse utilisation du téléphone portable, ici non pas instrument de montage mais réellement de musique.
Enfin et c’est essentiel, Réflexions est aussi affaire de beauté. A défaut d’une beauté de vie et de sentiments, à même de vous transporter - la chair est en effet très triste ici -, il reste celle, merveilleusement froide, de Jin, en opposition avec celle, plus chaude, de la photographie de Mark Lee Ping-Bin.
Réflexions a été présenté en compétition officielle fiction lors de la 27ème édition du Festival des 3 Continents à Nantes.
[1] La télé dans cette scène - appuyée par le récit de ce que Mi a entendu à la radio - est le seul point de repère qui permet de comprendre que le repas est un souvenir, situé avant la séparation des deux filles le jour du nouvel an bien que cette dernière soit placée, dans le film, avant le repas.

