Renzoku bôkan
La face sombre de Yôjirô Takita.
Après vous avoir convié non sans malice, à la découverte de la face cachée de l’oscarisé Yôjirô Takita, avec Chikan densha : gokuhi honban (Le train des pervers : le véritable acte sexuel secret, 1984), l’une des œuvres de la série Chikan densha qu’il a amplement contribué à populariser, nous ferons une nouvelle halte récréative dans l’opulente filmographie pink du “gai luron” du cinéma érotique nippon. Néanmoins cette fois, autant vous prévenir, exit la gaudriole et les gags burlesques, car c’est vers un genre inattendu auquel nous convie le huitième long-métrage de Takita.
En effet, la société de production Shishi Pro qui vient tout juste de savourer le succès substantiel de Chikan densha : momoe no oshiri (Le train des pervers : les fesses de Momoe, 1983), une parodie des médias télévisuels mettant en scène le retour de Momoe Yamaguchi [1], offre au fanfaron Takita la liberté d’une incartade sur le sujet de son choix. Celui-ci, qui vient d’enchaîner pas moins de cinq Chikan densha ne se fait pas prier pour faire dérailler le train rose qu’il a si vaillamment conduit depuis moins de deux ans. Accompagné de son fidèle acolyte, le scénariste Isao Takagi, il se lance dans une direction diamétralement opposée en nous offrant un étonnant thriller pink, violent et ténébreux, démontrant déjà la versatilité qui caractérisera plus tard le cinéma mainstream du cinéaste.
Un soir, le projectionniste d’un cinéma porno semble troublé par le nouveau film à l’affiche, dans lequel il voit un homme portant un tatouage de serpent rouge sur la cuisse droite, violant et tuant une lycéenne dans un sous bois. Ce dernier, qui porte un tatouage similaire, est inquiet et perturbé, quittant même son lieu de travail précipitamment. Le lendemain, il se rend chez la société de distribution pour en savoir un peu plus sur l’origine du scénario. Il apprend alors que c’est une jeune secrétaire du nom de Chioko Yamazaki qui en est l’auteur. Parvenant à retrouver la jeune femme grâce aux indications recueillies, il l’attend le soir venu afin de l’interroger, persuadé qu’elle a été témoin d’un meurtre et d’un viol que ce dernier a commis dans le passé dans des circonstances similaires. Mais la jeune femme semble tout ignorer et le projectionniste, de rage, finit par la violer et la tuer à son tour de façon mimétique. Mais alors que Fuyuko, l’amie lesbienne de la jeune femme, est informée de sa mort dans le journal, on apprend que c’est celle-ci qui en est l’auteur véritable, ayant emprunté comme nom de plume celui de son amie, dans le but initial de débusquer le meurtrier de sa sœur assassinée il y a douze ans. Son stratagème en place, elle va alors tenter de traquer l’homme qu’elle recherche non sans prendre quelques risques.
Si l’auteur de la série Chikan densha semble s’être créativement dépassé dans cette production pourtant modeste, c’est avant tout grâce à l’intelligence du scénario d’Isao Takagi, jouant sur une astucieuse mise en abîme qui saisit le spectateur dès l’introduction. Celui-ci assiste sans le savoir à un viol doublé d’un meurtre qui s’avère n’être qu’un divertissement pour adultes, alors que la caméra coupe sur un plan de la salle obscure, puis le visage appréhensif du projectionniste dans sa cabine. Takita utilise ici l’idée du film dans le film, une figure de style somme toute classique, mais de façon inattendue et originale, en jouant sur l’ambiguïté entre viol fictif et réel. D’une part à travers le titre même du film projeté, portant le même que celui du film. Et d’autre part de façon esthétique, notamment lors de la scène du meurtre de l’ouvreuse qui se fait violer et étrangler sur l’estrade de la salle de cinéma, alors que la scène du viol défile sur l’écran de façon synchrone en arrière plan de l’agression de l’ouvreuse.
Mais ce crime possède pourtant une réalité, incarnée par le détail du tatouage que porte le projectionniste, à l’image du personnage fictionnel du film. A partir de ce simple détail, l’auteur construit la dynamique de son thriller, égrenant les indices au gré d’inserts et de flash-back judicieusement distillés. La dynamique du suspense résidant ici non pas dans la révélation de l’identité du meurtrier, ici rapidement dévoilée, mais dans son ultime et inévitable confrontation avec son unique témoin, la jeune et jolie Fuyuko, instigatrice de cette machination fictionnelle. Même s’il se laisse tantôt aller à la facilité, tel que l’usage codifié de la musique illustrant le tueur poursuivant sa proie dans l’immeuble abandonné à l’approche du climax final, Takita réussit à crédibiliser son intrigue autant que l’érotisme imposé du genre, offrant une variation singulière au formatages habituels.
Même si les séquences de viols sont particulièrement violentes, l’on ne ressent pourtant pas chez Takita cette complaisance à la souillure que certains réalisateurs de pinku violents affectionnent et accentuent. Une scène saphique d’une certaine beauté, ainsi qu’une autre hétéro et jouant astucieusement sur l’ombre et la lumière par l’entremise d’un simple interrupteur de lampe ; viennent ainsi confirmer, de par leur longueur, que Takita possède indubitablement une vision plus équilibrée que la moyenne de la représentation de l’érotisme à l’écran. Loin des déviances habituellement constatées voyant le traumatisme post-viol provoquer l’attachement de la victime à son bourreau, l’on pourrait même affirmer un certain féminisme au regard de la fin subie par le tueur.
Sans aller jusqu’à qualifier Renzoku bôkan de film Ishiien (Takashi bien entendu), l’héroïne n’ayant été que simple témoin, il faut avouer que son esthétique lugubre et par moments angoissante lui en donne certains accents, ainsi que certains éléments topographiques dont l’immeuble abandonné ; sans oublier que le responsable de la photographie n’est autre que Yasushi Sasakibara, l’immense chef opérateur de Gonin (1995) et fidèle collaborateur d’Ishii ; ici aux prémisses d’une brillante carrière. Ajoutez à cela une performance habitée du caméléon du cinéma japonais, Ren Ôsugi [2], campant ici un tueur psychotique dont le cri bestial filmé d’un ralenti évocateur lors du final giallesque demeure réellement saisissant, et vous obtenez un savoureux cocktail aux accents de rape/revenge par personne interposée. A signaler que l’auteur trouve également le moyen de recycler le couple star de sa série Chikan densha, incarné par Yukijirô Hotaru, ici en exploitant de cinéma porno, et sa jolie complice Yûka Takemura, campant la petite amie lesbienne de l’héroïne, dont le sort s’avère pour l’occasion beaucoup moins allègre.
Au final, Renzoku bôkan, pour ses qualités narratives et l’intelligence de son mélange des genre entre pinku et thriller, mérite plus que l’enfouissement dans un passé filmographique jugé anecdotique, au regard de la nouvelle notoriété du cinéaste d’Okuribito. Au contraire, il constitue une des plus étonnante réussite de l’auteur, à contre-courant de sa formule miracle des trains roses tendant à devenir routinière à la longue ; et prouve l’inépuisable réservoir créatif d’un genre qui, à l’instar du cinéma mainstream, ne s’est pas essoufflé dans les années 80 comme on pourrait parfois le penser à tort.
Renzoku bôkan n’est pour l’instant disponible qu’en téléchargement payant, uniquement au Japon sur les plateformes spécialisées et bien entendu non sous-titré.
Un remerciement particulier à Monsieur Ryohei Masuoka.
Photos © Shintoho Pictures Co.,Ltd.
[1] L’une des plus grandes idoles japonaise de tous les temps. Elle prend sa retraite pour se marier en 1980 alors au sommet de sa gloire, quittant définitivement le milieu du spectacle, faisant depuis l’objet de spéculations incessantes sur un hypothétique retour.
[2] Surnommé « l’homme aux trois cent visages » l’acteur fait ses débuts au cinéma dans Kinbaku Ikenie (1980) de Takahashi Banmei et tournera de très nombreux pinku et V-cinema avant d’obtenir une reconnaissance internationale grâce à sa collaboration avec Kitano (Sonatine, Hana-bi).





