Sancho does Asia, cinémas d'Asie et d'ailleurs
Japon | Rencontres

Sachi Hamano

"Je veux casser la conception traditionnelle de représentation des genres dans la société".

Avec près de 600 réalisateurs masculins, le point de vue des femmes est plus que discret dans le milieu de l’industrie cinématographique japonaise. Sur la dizaine de réalisatrices que compte l’archipel (dont environ une moitié officiant dans le documentaire), nous avons eu le plaisir de rencontrer l’une d’entre elles, certainement la plus prolifique dans le genre pinku eiga [1], Sachi Hamano, accompagnée pour l’occasion par son scénariste Kuninori Yamazaki. C’est à l’occasion du 27ème Festival international des Films de Femmes de Créteil que nous avons découvert son dernier long-métrage Yurisai, une nouvelle tentative pour s’imposer dans un cinéma plus traditionnel, traitant d’un point de vue féminin, et non sans subversion, de la représentation des genres et de la sexualité dans la société japonaise.

Sancho : Depuis le début des années 90, et grâce au numérique, la réalisation de long-métrages de fiction est devenue plus abordable pour une femme, en témoigne le succès de Naomi Kawase, une des rares à avoir une reconnaissance hors du japon. S’il y a toujours si peu de réalisatrices au Japon, cela devait être encore plus fermé lorsque vous avez débuté. Comment cela s’est-il passé pour vous ?

Sachi Hamano : Effectivement c’était difficilement imaginable à l’époque, et peu de femmes y songeaient même. Cela tenait aussi au fonctionnement de l’industrie cinématographique. A l’époque pour entrer dans le milieu du cinéma il fallait passer par une grande société de production (l’une des majors). On devenait assistant réalisateur pendant quelques années et ensuite on avait une chance de toucher à la réalisation ; de plus il fallait aussi avoir un diplôme d’études supérieures. Il était donc très difficile pour une femme d’y entrer. Je parle de cela dans les années 60. En outre il n’existait pas non plus d’écoles de cinéma. Néanmoins j’étais déterminée à devenir réalisatrice, alors j’ai décidé de frapper à la porte d’une petite société de production indépendante à la fin des années 60.

A cette période, un certain nombre de réalisateurs de la nouvelle vague comme Nagisa Oshima avaient créé leur propre société de production...

Oui mais Oshima venait d’un grand studio, la Shochiku, et il appartenait à l’élite. Ma démarche était complètement différente. Je suis allée frapper à la porte de Wakamatsu Productions, la société de Koji Wakamatsu. Et j’ai commencé par travailler en tant qu’assistante réalisatrice sur un pinku eiga de Masao Adachi [2]. Mais je ne suis pas restée longtemps chez Wakamatsu. Par la suite, je suis partie pour devenir assistante réalisatrice freelance. J’ai réalisé mon premier film en 1971, j’avais alors vingt-trois ans.

Qu’est-ce qui vous a poussée à poursuivre dans le genre pinku ?

En tout premier lieu je voudrais dire que je n’avais pas vraiment le choix, car le monde du cinéma traditionnel était complètement fermé.

Souhaitiez-vous faire des films qui s’adressaient aussi aux femmes ? En quoi vos pinku étaient-ils différents des productions standard ?

Tout d’abord, sachez que le public reste et demeure un public masculin, la cinquantaine en général. Mais par rapport au standard qui montre souvent des rapports sexuels sous contrainte masculine, où la femme y trouve du plaisir, j’ai essayé de mettre en valeur le corps de belles femmes en insistant sur l’érotisme du corps féminin dans ma manière de le mettre en scène, plutôt que de le dégrader. Le spectateur masculin appréciait cette mise en valeur du corps féminin et j’ai eu pas mal de succès ainsi.

Je crois que vous utilisez un pseudonyme pour signer certains films, pour quelle raison ?

Effectivement, mais comment savez-vous cela ? A cause du succès que je rencontrais, je réalisais de plus en plus de films. Il m’arrivait de travailler pour plusieurs distributeurs qui souhaitaient sortir mes films à l’été, pendant la période d’Obon (vers le 15 août). En fait ça leur posait problème d’avoir deux films de la même réalisatrice à l’affiche simultanément. C’est pourquoi j’ai pris le pseudonyme de Chise Matoba pour signer certains films.

Vers la fin des années 90 vous avez décidé de vous lancer dans la réalisation de films dits “traditionnels”, tout en continuant à réaliser et produire des pinku. A quoi est due cette évolution ?

Lors du Festival international du film de femmes de Tokyo en 1998, il y a eu une conférence sur les réalisatrices, où l’on disait que celle qui avait fait le plus de films au Japon était Kinuyo Tanaka [3]. Elle a réalisé 6 films ! J’ai été choquée en entendant cela car moi j’en avais fait plus de 300. Mais pour le milieu du cinéma, ce n’étaient pas des films considérés comme tels et je n’étais donc pas reconnue comme réalisatrice. C’est ainsi que je me suis décidée à réaliser des films disons plus grand public, et susceptibles d’être montrés dans les circuits de distribution traditionnels.

D’où vous est venu le choix du sujet de votre premier long-métrage Midori ?

L’idée est venue de mon scénariste et collaborateur Kuninori Yamasaki [4] qui est passionné par cet auteur. Il m’a donc recommandé la lecture de son roman le plus célèbre Dainana Kankai Hohkoh (Wanderings of the Seventh Sensuous World). J’ai voulu en connaître plus sur la vie de Midori Ozaki, et je suis allée rencontrer des parents de l’auteur dans sa région natale de Tottori. Mon film, construit en trois parties, prend pour cadre la vie de cet « écrivain fantôme », décrivant de façon dramatique son roman.

Qu’est-ce qui vous a intéressé dans le personnage de Midori Ozaki ?

Dans l’histoire littéraire japonaise, la vie de cette femme est décrite comme tragique. Mais même si elle ne s’est pas mariée, elle a vécue sa vie comme elle l’entendait et avait une certaine indépendance. Ce que j’ai souhaité faire, c’est rétablir une vision plus juste sur cet auteur et sa personnalité.

Vous proposez un point de vue résolument féministe, dans le bon sens du terme. Pensez-vous qu’aujourd’hui la jeune génération soit prête à soutenir une tentative de revalorisation de la place des femmes au sein de la société japonaise ?

Dans mon travail je cherche à imposer ma perspective, celle d’un point de vue féminin ; autrement dit quelque chose que les hommes ne peuvent apporter. Je veux provoquer des réactions en montrant et dénonçant les vrais problèmes que vivent les femmes dans notre société. Au Japon il y a une certaine réaction liée au mouvement féministe. Il y a une faible partie de la population qui soutient ces mouvements, notamment le milieu qui tient les sex shops destinés aux femmes. Dans la jeune génération, le comportement est plus individualiste. Les jeunes femmes pensent avant tout à profiter de leur jeunesse, puis elles se marient en vue de se garantir une sécurité matérielle. Néanmoins, auparavant le mouvement féministe japonais ne parlait pas de sexualité, alors qu’aujourd’hui ce sont des thèmes plus ouvertement abordés.

Depuis l’Occident on a tendance à croire à une plus grande liberté de ton vis à vis des choses du sexe au Japon, qui n’est pas conditionné par l’héritage du christianisme et le sentiment de culpabilité. Mais apparemment ces sujets sont encore sensibles.

C’était surtout le cas avant l’ère Meiji, avec le Yobai [5] par exemple, où la sexualité était beaucoup plus libérée. Mais une fois que la monogamie a été établie, les femmes ont été confinées dans leur foyer. Le plaisir et la sexualité sont devenus réservés aux hommes, le sexe n’étant considéré pour les femme que comme moyen de procréation. De même l’industrie du sexe n’est destinée principalement qu’aux hommes. Aussi ce que je cherche par mes films, c’est de permettre aux femmes de se réapproprier leur plaisir et libérer leur sexualité.

Je trouve que votre dernier film, Yurisai est une brillante illustration de votre point de vue. Vous allez même jusqu’à évoquer l’homosexualité féminine entre deux personnes du 3ème âge ! Comment le film a-t-il été perçu par le public ?

Les femmes apprécient beaucoup le film en général. Pour beaucoup de celles qui ont vécu la guerre, le sexe était tabou. Mais après avoir vu ce film, elle se sont mises à en parler plus librement.

Dans Yurisai vous avez choisi de raconter l’histoire par le biais d’une narratrice, madame Totsukawa, une pensionnaire décédée dont on ne sait pratiquement rien. Quelle est la raison de ce choix narratif ?

Pour pouvoir adapter ce roman en film, je voulais introduire un narrateur afin de décrire les personnages et leur psychologies. Dans le roman aussi, la vieille dame, madame Totsukawa, meurt. Avec ce personnage décédé, je voulais montrer que bien qu’elle fût morte, elle était en même temps très proche des personnages, du fait de leur âge avancé.

Monsieur Myoshi compare souvent ces femmes à des figures religieuses (la vierge Marie, un Bodhisattva), c’est plutôt rare de la part d’un homme japonais ?

En réalité les hommes traitent souvent les femmes comme des êtres inférieurs, mais monsieur Myoshi est un homme différent, il idéalise les femmes. Et puis de façon générale, l’homme a un complexe maternel, d’un côté il admire les femmes, et de l’autre il les dévalorise.

On a parfois l’impression que ces vieilles dames se ridiculisent par des comportements extravagants, tout du moins jusqu’à la révélation de la personnalité de Myoshi lors de la fête.

Votre remarque correspond exactement à ce que pensent les hommes japonais en voyant mon film. C’est un point de vue tout à fait masculin. Les gens de la société de production ont pensé que le film était discriminatoire vis à vis des femmes. En revanche les spectatrices ont eu une réaction différente. Après la ménopause, la sexualité des femmes est complètement niée. Le public féminin dans l’ensemble a compris que même les personnes âgées peuvent avoir du désir sexuel et être amoureuses. Mon film ne cherche pas à ridiculiser les femmes mais à montrer l’expression de leur désir, en fonction des caractères de chacun des personnages. Dans le roman, l’histoire se termine avec la fête de bienvenue en l’honneur de Myoshi. Mais Yamasaki a ajouté l’après-fête, où l’on comprend que les femmes partagent monsieur Myoshi pour réaliser leur désir et l’utilisent donc comme objet.

Cela suppose-t-il qu’une relation stable et fidèle ne peut exister entre personnes âgées ?

A mon sens cette relation n’est pas positive pour la femme au Japon. Car en général une femme âgée a déjà consacré sa vie à élever ses enfants et souhaite avant tout vivre en toute indépendance, alors que l’homme âgé souhaite être materné et soigné par une femme. Je voulais donc montrer avec la fin du film que j’ai rajouté par rapport au roman, et l’histoire d’amour entre madame Miyano et madame Yokota, que ces femmes pouvaient trouver leur indépendance sans l’aide des hommes et réaliser leur désirs.

Quand j’expliquais après le projection du film à Créteil, que je voulais provoquer une sorte de révolution féminine, une femme m’a répondu que ce n’était pas très révolutionnaire que de représenter monsieur Myoshi avec un harem. Je pense que cette remarque était intéressante, car il y a effectivement un harem autour de Myoshi, mais pour moi ce personnage n’est qu’un Pierrot qui ouvre une boîte de Pandore et provoque chez ces femmes une libération. Elles ne réalisaient pas, avant de connaître Myoshi, qu’elles avaient encore en elles du désir sexuel.

Le rêve de madame Miyano mettant en scène Blanche Neige et les Sept Nains est-il un signe de son homosexualité latente ?

Vous avez en partie raison. Dans ce rêve où l’on voit monsieur Myoshi déguisé en Blanche Neige et les femmes en nains, j’ai aussi voulu montrer l’inversion des genres. C’est encore une fois pour casser les stéréotypes de la société et l’hétérosexualité comme norme. Je veux casser la conception traditionnelle de représentation des genres dans la société.

J’imagine que votre prochain projet mettra de nouveau la sexualité et les genres en question ?

Tout à fait. Le projet que je prépare, Yashao, parle d’un personnage historique. Il s’agit d’une histoire qui a lieu avant l’ère Edo (ère Muromachi) à une époque chaotique pour le Japon. Il y avait une femme d’une famille de samouraïs, qui est née femme mais a été élevée comme un garçon toute sa vie, ignorant qu’elle était femme. Elle est devenue très forte et une redoutable guerrière. Puis elle a découvert qu’elle était femme, mais se refusait à l’accepter. Elle a aimé des femmes et en a même épousées. Un jour qu’un homme voulait lui faire l’amour, au moment de la pénétration elle s’est emparée de son sexe et l’a écrasé, disant que l’homme était faible et qu’elle était plus forte qu’eux. C’est donc encore une histoire de représentation des genres. Il sera probablement présenté à Créteil quand il sera prêt.

Avez-vous une idée du casting principal ?

Aucune, mais c’est assez difficile car la femme doit être forte et musclée, or toutes les actrices japonaises sont plutôt féminines.

Peut-être devriez-vous faire un casting dans le milieu du Joshi Puroresu (catch féminin).

Oui, c’est une idée...

Lire aussi l’article sur Yurisai.

Entretien réalisé le 20 mars 2005 dans le cadre de la présentation du film Yurisai lors du 27ème Festival international des Films de Femmes de Créteil. Un grand merci à l’Asia-Europe Foundation (ASEF), ainsi qu’à Magali Avezou pour sa collaboration.

Site de Sachi Hamano : http://www.h3.dion.ne.jp/ tantan-s/

[1Littéralement film rose, équivalent des films érotiques.

[2Scénariste de Koji Wakamatsu, Masao Adachi a entre autre réalisé sept pinku eiga. Il est par la suite devenu membre de l’armée rouge japonaise et en 1973 a quitté le Japon pour rejoindre le Front Populaire de Libération de la Palestine (FPLP) au Liban, où il est resté avant d’être extradé vers le Japon en 2000.

[3Elle a été l’une des plus grandes stars au Japon pendant près de cinq décennies (du milieu des années 20 au milieu des années 70). Connue pour son interprétation inoubliable dans La Vie d’Oharu, femme galante (1952) de Kenji Mizoguchi, elle est devenue la première femme réalisatrice au japon, en tournant son premier film Koibumi (Love Letter) en 1953.

[4Fidèle collaborateur de Sachi Hamano depuis 1984, il a fondé avec elle la société de production Tantan-sha. Il est également réalisateur de films porno gay.

[5Coutume qui avait cours dans le Japon traditionnel, où de jeunes filles étaient initiées sexuellement par de jeunes hommes qui, la nuit, pénétraient dans leur chambre avec la complicité des parents. A Tokyo il existe quelques lieux appelés image clubs qui proposent une « batardisation » de cette pratique, offrant à un homme d’avoir des relations sexuelles avec une prostituée feignant le sommeil.

- Article paru le jeudi 31 mars 2005

signé Dimitri Ianni

Japon

Yomigaeri

Japon

Nobody Knows

Japon

Hirokazu Kore-Eda

Japon

Cycling Chronicles

Hong Kong

Dream Home

Japon

L’École du plaisir : jeux interdits

articles récents

Chine

Jeunesse : Les Tourments

Hong Kong

Life Is Cheap... But Toilet Paper Is Expensive

Japon

La Harpe de Birmanie

Japon

La Vengeance de la sirène

Japon

Le Pavillon d’or

Chine

Les Feux sauvages