Saving Private Tootsie
La Thaïlande est certainement l’un des pays les plus tolérants vis à vis du transsexualisme et de l’homosexualité. Bien loin de la conception occidentale du gay, la figure du Kathoey (gà’tuhy) [1] est devenue omniprésente dans les médias thaïs depuis quelques années. Jouissant d’une image négative jusqu’au milieu des anénes 90, l’attention médiatique se tourne vers une représentation héroïque du Kathoey, au lendemain du traumatisme de la crise asiatique dont la Thaïlande fut la première victime dès 1997.
Après le succès phénoménal de Satreelex - The Iron Ladies (1999) de Yongyut Tonggongtoon, l’année 2002 fût baptisée par le quotidien The Nation “Year of the Ladyboy” et vit dans la foulée pas moins de quatre productions à la thématique transgenre émerger. Outre le Iron Ladies 2, c’est surtout l’étonnant Beautiful Boxer (2003) d’Ekachai Uekrongtham, aussi touchant que drôle qui affirme la place et l’identité de cette communauté au sein des médias et de la société thaï, évoquant ouvertement l’homosexualité et le transsexualisme.
S’engouffrant dans le sillon de cette vague qui ne semble pas prête de retomber, Kittikorn Liasirikun, réalisateur du succès populaire Goal Club (2001) tente avec Saving Private Tootsie, dont l’histoire est une nouvelle fois basée sur des faits réels, une audacieuse synthèse entre le drame de guerre de Spielberg et la comédie satirique de Sydney Pollack. Ouvertement commercial, le film vise à redonner fierté et dignité à la culture androgyne, tout en évoquant à mots couverts la situation politique des minorités opprimées à la frontière Birmane.
Un avion thaï s’écrase au beau milieu d’une zone de non droit en proie à des conflits ethniques et aux narcotrafiquants, à la frontière Birmane. Les seuls survivants se révèlent être un petit groupe de transsexuels et d’homosexuels accompagnés d’un steward japonais. Le groupe se retrouve en pleine jungle, tombant aux prises avec une escouade de rebelles Birmans, qui les conduisent à leur village dans l’espoir de les échanger contre des armes. Pendant ce temps, le gouvernement thaï dépêche un escadron d’élite, chargé de récupérer les survivants pour les escorter dans une zone sécurisée. La mission sera mise en péril par les préjugés des militaires et le comportement des Kathoeys, qui, dans l’adversité, se retrouveront à la faveur d’une abnégation solidaire et héroïque.
Avec de tels ingrédients de départ, on aurait pu aisément s’attendre à une rencontre entre une “cage au folle” exotique et une “7ème compagnie” perdue dans les méandres de la jungle thaï. Bien que la musique qui lance le film, et le style clip matiné d’effets spectaculaires empruntés à l’esthétique des films de guerre américains annonce la parodie de genre, le récit vire rapidement de la comédie légère au réalisme du terrain, dont les embuscades entre groupes ethniques, militaires et narcotrafiquants ne laissent aucun répit aux pauvres Kathoeys, plus habitués au confort urbain qu’à la jungle montagneuse du nord-ouest de la Thaïlande.
Le prétexte du film est, à l’instar de Satreelex - The Iron Ladies, de mettre aux prises le groupe du 3ème sexe avec un environnement inhabituel - et ici fort hostile -, représenté par le terrain de la guérilla inter-ethnique, et la compagnie machiste et pleine de préjugés des militaires. Certes on a droit aux habituels piaillements et cris apeurés des transsexuels à chaque explosion ou tirs, mais la caricature grotesque laisse vite la place au drame lorsque survient la mort du steward japonais, transparent au cours du film, et qui semble n’avoir été inclus dans le groupe dans le seul but de servir de déclencheur à la prise de conscience et à la solidarité nécessaire à la survie de l’équipée. Comme le clame la chanson titre du film, interprétée par le chanteur de rock Ad Carabao, les Kathoeys sont aussi des humains et ont le droit de vivre et de survivre.
Kittikorn Leosirikul montre habilement comment on passe des préjugés des militaires et du rejet mutuel, à une compréhension et au respect, au contact des événements tragiques (la blessure du commandant). Passant de la ridiculisation des Kathoeys à leur héroïsation, le film suit un chemin classique en la matière, introduisant toutefois une dureté et une dramatisation absente des oeuvres similaires. La fin optimiste est tempérée par le dernier plan du film montrant le filet de pèche qui remonte le personnage de Somchock, qui s’est sacrifié pour sauver le sergent Rerng, celui-là même qui avait stigmatisé son homophobie en le frappant. Le sergent dont le propre fils est homosexuel se sent tiraillé entre ses obligations professionnelles et son rejet de la culture trans et gay. Sa réaction met tout d’abord en danger l’unité du groupe et sa survie, avant de faire basculer le sauvetage héroique de l’équipée. Sa réconciliation utopique avec son fils ayant tous les atours d’une happy end humaniste, signant l’optimisme général du film. On n’échappe donc pas à certains clichés, part intégrante de l’ambition ouvertement commerciale du film, telle que l’histoire d’amour impossible entre Chicha et le jeune rebelle Thaï Yai.
Cette romance sert d’ailleurs à mettre à jour un autre aspect du film, souvent masqué par la comédie et les scènes d’actions qui ponctuent le film : la guerre inter-ethnique qui fait rage à la frontière Birmane. Le parallélisme est d’ailleurs intéressant entre les deux groupes victimes d’exclusions : les Kathoeys victimes d’ostracisme et de discrimination sociale, et les rebelles Thaïs Yai, victimes de la politique du gouvernement Birman et des enjeux économiques de la région [2]. Le réalisateur dénonçant au passage la politique du gouvernement tout autant que l’aberration de la situation et du chaos qui règne sur place. La tension qui règne entre rebelles et l’armée dégénérant au moindre coup de feu, entretenue par le jeu des narcotrafiquants. Comble de l’ironie et de la dérision, c’est un pet lâché par l’un des gays qui provoque une fusillade mortelle.
Le réalisateur n’en est pas pour autant tendre avec la communauté Kathoey, dont les membres n’hésitent pas à s’insulter, semant la zizanie au sein du groupe. Les cinq survivants représentant chacun un type bien particulier dans son comportement et sa fonction sociale : de l’exubérance de Chicha, au raffinement féminin de Somchock, le plus féminin - interprété par l’acteur et travestit Yonratee Komglong -, à l’homosexuel d’âge mûr Sem, plus proche des canons occidentaux du gay et conscience morale du groupe. Les reproches sont liés ici à la perception et à l’affirmation de l’identité sexuelle de chacun, le réalisateur évitant ainsi habilement les généralités d’usages en montrant la spécificité du comportement parfois caricaturé de chacun des personnages. Bien que la psychologie soit assez limitée, les défauts et faiblesses de chacun sont mis à jour et la survie du groupe mise en danger, passe par le refus des préjugés et la solidarité. L’héroïsme n’étant pas le seul apanage des militaires au final.
Sensible mais sans surprises dans sa forme, sa mise en scène efficace, et sa narration, Saving Private Tootsie n’en demeure pas moins d’une réelle franchise dans l’appréhension de l’homosexualité et du transsexualisme. Tout en divertissant, sans tomber dans la parodie grossière, Kittikorn Leosirikul lève le voile sur les préjugés qui frappent encore une composante identitaire essentielle de la culture thaï, pourtant si tolérante en matière de comportements sexuels.
Disponible en DVD Thaï chez AG Entertainment | Format 2.35 : 1 | Son : Dolby Digital 5.1 | Ce DVD comporte des sous-titres anglais optionnels bien approximatifs et au défilement relevant plus de l’image subliminale que du sous-titrage.
[1] Le terme Kathoey désignant le 3ème sexe ou l’hermaphrodisme, est un concept ancien en Thaïlande et déjà visible dans la mythologie pré-bouddhique. L’homosexualité, terme plus récemment ajouté au vocabulaire thaï au cours du milieu du 20ème siècle, y est couramment associée et les homos sont fréquemment perçus comme des Kathoeys. A lire : Dear Uncle Go : Male Homosexuality in Thailand de Peter A. Jackson chez Bua Luang Books (1995).
[2] Le groupe Thaï Yai sont une communauté de Birmans Shans qui sont régulièrement la cible d’exactions de la part des militaires Birmans (les patrouilles de la Tatmadaw). Ces nouveaux exilés, souvent sans secours et sans protection de la communauté internationale, ont contribué à modifier l’économie et l’équilibre social de la zone frontière. De plus la région abrite les narcotrafiquants, soutenus par la junte militaire Birmane.




