Singapore Dreaming
The graduate has come home.
Poh Huat, employé d’un cabinet d’avocat consacré aux saisies judiciaires, vit avec sa femme Siew Luan dans un complexe de logements sociaux de Singapour. Leur situation financière instable, ils la doivent à l’endettement provoqué par les études de leur fils Seng, envoyé à l’université aux États-Unis pour concrétiser les rêves cumulés de la famille. La petite amie de Seng, Irene, vit avec ses futurs beaux-parents ; lui collectionne des images de voitures et appartements qu’il découpe dans le journal, elle s’accroche au thé traditionnel qu’elle a toujours préparé pour les siens, de façon presque obsessionnelle. Leur fille Mei est secrétaire pour un promoteur immobilier un peu trop amical au goût de son mari CK – Lim Chee Keon – qui travaille dans une compagnie d’assurances depuis qu’il a quitté l’armée, et se sent un tantinet méprisé. Enceinte, Mei voit en effet d’un mauvais œil le piètre rendement de son mari, qui a épuisé sans succès toutes ses relations de jeunesse et ne l’aide donc pas à préparer, financièrement, l’arrivée de leur enfant. Le retour à la maison de Seng est vécu comme un événement, son cursus occidental incarnant une promesse de réussite. La réalité pourtant, c’est que personne à Singapour n’a entendu parler de l’université de l’Idaho dont le jeune homme brandit le diplôme. Dans cette famille – à laquelle se rajoute l’inévitable bonne, Pinky - où tout le monde tente d’appliquer le « Speak Good English » [1] à l’exception de la mère qui ne parle que Hokkien, le changement intervient de façon inattendue, lorsque Poh Huat voit ses habitudes récompensées et remporte enfin le gros lot à la loterie...
Écrire pour Sancho nous a donné l’occasion d’effectuer bien des rencontres au fil des années ; celle de Colin Goh il y a bien longtemps, reste à ce jour l’une des plus agréables et mémorables que nous ayons eu la chance de vivre. Le créateur du site Talking Cock [2] est un homme passionnant, drôle et généreux, et le travail qu’il met en œuvre avec sa femme pour donner vie à la réalité culturelle de Singapour conserve ces caractéristiques. Second long-métrage du couple, Singapore Dreaming partage d’une certaine façon avec Talking Cock, son prédécesseur, des origines électroniques. Le scénario en effet, a été construit à partir d’emails reçus par les auteurs en réaction à un essai écrit en 2001, visant à expliciter les différences entre la vie à New York et à Singapour [3]. Exit cependant le ton décalé, légèrement Monty Python, du manifeste humoristico-linguistique à sketches. Singapore Dreaming est une comédie dramatique, classique et brillante, qui synthétise en une famille les aspirations, contrariées et imposées, des habitants de Singapour.
Ce portrait familial est celui d’un échec relatif ; l’impasse de Poh Huat et des siens étant liée à la pression du système local, qui dénigre la culture melting-pot de ses habitants au profit d’une globalisation forcée. Pourquoi sinon, la famille se saignerait-elle pour envoyer Seng, authentique bon à rien, étudier dans une obscure université américaine ? La globalisation porte la promesse d’un mode de vie occidental, que les membres de la famille côtoient non sans une certaine ironie : Poh Huat saisit des biens qu’il ne peut s’offrir, Mei obtient des permis de construire pour des immeubles où elle ne pourra jamais s’installer... les emplois obtenus en restant « local » font miroiter le potentiel luxuriant du « global » ; celui-là même qu’est censé incarner Seng.
Singapore Dreaming offre à ses personnages une chance de s’extraire de cette vie en deuxième ligne, en leur offrant le gros lot à la loterie – un raccourci direct vers leurs rêves. Il apparaît toutefois rapidement, que l’argent ne peut rien à l’écueil de cette famille qui a omis, en cours de route, de construire des individualités complices et complémentaires. Au contraire même : la filiation de répression implicite n’a construit que des antagonismes, et les seuls véritables liens qui unissent les différents membres de cette micro-société, sont des dettes et des promesses que personne ne saurait tenir sans s’enfoncer plus encore. Voilà un triste constat que celui livré, avec brio et non sans un certain humour (les sanctions gouvernementales par exemple, sont résumées dans l’autocollant « Urinators will be prosecuted » sur la paroi de l’ascenseur de l’immeuble où vivent nos héros), par Colin Goh et Woo Yen Yen, puisqu’il semblerait que les singapouriens survivent plus qu’ils ne vivent, en nourrissant des rêves qui ne sont pas les leurs. Et s’ils cèdent à certains désirs comme Poh Huat, c’est en secret, dans une espèce de réalité alternative et silencieuse, que ceux-ci leurs survivent. Une lueur d’espoir toutefois, brille dans le regard en demi teinte de Siew Luan, la mère. Seule authentique Singapourienne du lot puisqu’attachée au Hokkien et au thé - et donc à son essence culturelle, son âme - elle est aussi la seule véritablement à même de saisir une chance lorsqu’elle se présente, et d’offrir aux générations en devenir - l’enfant de Mei et CK - la possibilité de faire de même.
Singapore Dreaming est disponible en DVD à Taïwan, sous-titré en anglais.
[1] Mouvement gouvernemental encourageant les habitants de Singapour à délaisser les dialectes locaux au profit d’un anglais correct. Cf http://www.goodenglish.org.sg, et l’interview de Colin Goh, réalisée à l’occasion de la diffusion de Talking Cock à Deauville en 2002.
[2] Voir http://www.talkingcock.com/.




