Snakes and Earrings
Dans l’univers du théâtre, Yukio Ninagawa [1] est une véritable légende. Ancien acteur reconverti à la mise en scène, il jouit en effet d’une renommée internationale depuis près d’une trentaine d’années. Reconnu pour ses adaptations de Shakespeare, il s’est notamment vu proposer le défi de monter l’œuvre complète (trente-sept pièces) du maître en l’espace de treize ans pour le Sai No Kuni (Centre des Arts de Saitama). A côté de cette activité dantesque, autant dire que le cinéma lui tient plutôt lieu de pause café. Cinéaste par intermittence, il demeure à ce titre en quête de reconnaissance, eu égard au sous-estimé Ao no hono-o (The Blue Light, 2003).
Avec seulement son cinquième long-métrage depuis ses débuts de cinéaste en 1981 [2], il s’attèle cette fois à l’adaptation d’un roman contemporain au parfum sulfureux. En effet, Snakes and Earrings est avant tout le premier pas fracassant d’une jeune icône de la culture pop, Hitomi Kanehara, dans le monde de l’édition [3]. Adoubée par Murakami Ryû, et doublement récompensée du Prix Subaru de littérature et du prestigieux prix Akutagawa 2004, cette autodidacte à l’enfance rebelle, s’épanche sur son mal de vivre à travers son héroïne, effectuant une plongée dévastatrice dans le milieu des adeptes de la modification corporelle et du sadomasochisme.
Traînant ses dix-neuf printemps avec la lassitude d’une retraitée en fin de vie, la jeune barbie-girl fashion victim répondant au doux sobriquet de Lui, en référence au célèbre malletier, tombe sous le charme d’Ama, un jeune punk impulsif arborant une langue serpentine. Cette particularité physique fascine Lui, qui décide par mimétisme de se plier au rite du piercing labial doublé d’un tatouage dorsal. Mais lorsqu’Ama lui présente Shiba, tatoueur et perceur aux tendances sadomasochistes, une troublante relation s’installe alors entre les deux personnages, et poussera la jeune fille à aller au bout d’elle même.
Avec l’ambition de restituer la crudité froide du roman, Ninagawa dresse un portrait désespéré d’une jeunesse à la dérive, vivant dans une forme d’apathie égotiste, dont seule la douleur physique la plus extrême semble capable de raviver une sensibilité éteinte, sous le poids d’une société de plus en plus aliénante. Cette jeunesse, née après l’éclatement de la bulle économique, n’a plus rien en commun avec la génération structurée par la culture patriarcale de l’emploi à vie. Leur précarité, représentée par la situation de jeune freeter [4] dans laquelle vit Ama, traduit la condition d’instabilité autant sentimentale qu’économique, vécue par cette génération privée de repères. Ninagawa comme d’autres avant lui, cherche à saisir l’air du temps, à tracer le portrait d’une jeunesse orpheline de valeurs, à l’image des pupilles manquant aux yeux du dragon et du Kirin [5] que Lui décide de se faire tatouer sur le dos.
Bannissant tout romantisme, l’auteur semble souvent forcer le trait, parfois de façon pesante, sur l’insensibilité de son trio amoureux, emmurés dans leur mal de vivre. Absence complète d’une présence familiale, l’“être ensemble” ne masque pas la solitude de ces âmes en déficit de communication réelle, à tel point que chacun ignore le véritable nom de l’autre, où seuls les “pseudos” semblent de mise. Chacun trouve dans son propre comportement l’expression de son malaise intérieur, et la tentation de raviver sa propre narcose émotionnelle. Ama laissant libre cours à son ultra violence, lors d’une scène choc offrant à Tatsuya Fujiwara [6] (Death Note, Battle Royale) un cameo mémorable, ou le sadomasochisme dans lequel se complait Shiba le maître tatoueur, sans oublier les longues et douloureuses séances de tatouage subies par Lui, ne sont au final que le reflet d’un cri désespéré plaidant pour un sentiment d’existence.
Ninagawa exploite certes la fascination exercée par l’imaginaire du tatouage, mais s’éloigne, par son traitement, d’une quelconque parenté avec Irezumi, le chef-d’œuvre de Tanizaki. En effet, ce n’est pas ici la sensualité dangereuse de la femme prédatrice que le cinéaste met en lumière, à travers le motif ornant la chair tendre de son héroïne, mais bien sa souffrance intérieure, dont le tatouage et sa douleur intrinsèque semblent être le dernier rempart signifiant aux yeux de la jeune femme aux tendances suicidaires. De même, si souffrance et plaisir sont ici associés, leur représentation est dépourvue de tout érotisme, de par la fonction mécanique (réponse aux pulsion de mort de Shiba) et marchande (monnaie d’échange aux séances de tatouage) occupée par la sexualité. Les corps de Shiba et Lui sont réduits à l’état d’objets, dépourvus d’une quelconque fonction communicative.
Réflexion identitaire désespérément nihiliste de l’ère post-moderne, Snakes and Earrings n’est pourtant pas dépourvu d’émotion. Ainsi quand Lui éprouve le deuil et semble enfin comprendre les valeurs de la vie, elle se plie à un touchant rituel symbolique. Si Ninagawa semble avoir réussi à transmettre ce sentiment autodestructeur habitant une frange de la jeunesse contemporaine, c’est avant tout par la justesse de sa direction d’acteur. Si la gracieuse actrice de dorama Yoshitaka Yuriko, déjà habituée aux rôle difficiles - la sœur cadette de Noriko dans le superbe Noriko’s Diner Table (2005) de Sion Sono - démontre un courage intrépide à mettre en scène sa déchéance, allant jusqu’au zèle lors des scènes de piercing ; elle paraît toutefois limitée dans les espaces réclamant davantage de profondeur émotionnelle. Alors qu’Arata (United Red Army, Ping Pong) nous offre une prestation mémorable par sa froideur retenue ; et Kengo Kora (Sad Vacation, 2007) devient touchant par sa sauvage innocence.
Au final, la déception à l’égard de l’ambition initiale viendrait plutôt de la mise en scène. En effet, malgré de belles séquences en extérieur - notamment l’ouverture muette -, filmées en caméra portée, les intérieurs, qui se concentrent sur l’appartement d’Ama et la boutique de tatouage, font preuve de peu d’inventivité, sans oublier une narration académique qui n’éprouve jamais le besoin de se libérer de celle du matériau original. A cela s’ajoutent de maladroits effets de ralentis filés rehaussés d’une voix lyrique, certes parcimonieuse, mais faisant l’effet d’un artifice peu convaincant, pour traduire la beauté du désespoir transcendant la douleur des séances de tatouage ou des sévices sexuels subies par Liu avec consentement. En réalité, il manque à la réalisation de Ninagawa une personnalité qui s’exprimait de façon autrement plus convaincante chez les cinéastes “générationnels” que sont Shion Sono, pour l’inventivité narrative, ou encore Toshiyaki Toyoda, pour le sens visuel.
Malgré ses faiblesses, Snakes and Earrings apparaît tout de même comme une alternative salutaire face aux sempiternels films de jeunesse formatés que nous déverse mensuellement l’archipel. Manquant certes d’une audace filmique à la hauteur de son contenu, il n’en demeure pas moins un portrait brut et sans complaisance d’une jeunesse urbaine en quête de sens, méritant à ce titre votre intérêt mesuré.
Site officiel (en japonais) http://hebi.gyao.jp
Snakes and Earrings est disponible en DVD Japonais sans sous-titres.
[1] Incidemment père de la photographe et réalisatrice Mika Ninagawa (Sakuran, 2006)
[2] Pasionné par la dramaturgie traditionnelle, il réalise Masho no natsu - Yotsuya kaidan yori (1981), sa version d’une des plus célèbres histoires de fantômes de la tradition japonaise et chef-d’œuvre du dramaturge Tsuruya Namboku : Fantômes à Yotsuya (1825). Il reprendra par ailleurs également la trame de cette pièce fétiche dans son quatrième long-métrage, Warau Iemon (2004).
[3] L’ouvrage a été traduit en France sous le titre Serpents et piercings, disponible au choix chez l’éditeur Grasset ou dans la collection Domaine étranger aux éditions 10/18.
[4] Terme apparu à la fin des années 80, et venant de la contraction du mot anglais “free” (libre) et du mot allemand “arbeiter” (travailleur), désignant selon la définition officielle des personnes de 15 à 34 ans qui n’ont pas d’emploi à plein temps ou sont au chômage partiel.
[5] Nom japonais d’un animal de la mythologie chinoise.
[6] A noter qu’il a débuté sa carrière au théâtre sous la direction de Yukio Ninagawa à l’âge de quinze ans dans le rôle titre de la pièce Shintokumaru (1997), version revisitée du légendaire opéra rock créé par Shuji Terayama en 1970.







