Takashi Nishimura
La dernière édition du festival Paris Cinéma a mis un coup de projecteur bienvenu sur le cinéma Japonais contemporain, démontrant par la présence importante de jeunes cinéastes, sa vigueur créative, mais aussi les conditions modestes dans lesquelles il peine à s’épanouir aujourd’hui. Si nous vous avions évoqué les turpitudes du jeune Yu Irie, obligé de quitter la capitale faute de ressources, malgré le franc succès de ses deux derniers long-métrages, ces jeunes créateurs ne font pourtant qu’emprunter le chemin désormais balisé et défriché par plusieurs générations qui, en complète autarcie, ont donné naissance à ce que l’on nomme couramment au Japon le “jishu eiga” (littéralement films autoproduits). Cette nouvelle façon d’envisager de faire du cinéma, traditionnellement en 8 mm, le format le plus accessible de l’époque, aujourd’hui converti dans sa grande majorité au numérique moins couteux ; est devenue l’une des formes cinématographiques les plus dynamiques et personnelles de l’archipel. Assimilable à un acte de résistance qui n’a cessé de privilégier la création par-dessus tout.
A cette occasion nous avons profité du passage d’une personnalité aujourd’hui aux avants postes de la promotion du cinéma Japonais à l’étranger, le directeur d’Unijapan, Monsieur Takashi Nishimura. Un homme qui fût une cheville ouvrière active du cinéma indépendant de l’archipel des années 80, autant qu’un observateur attentif de son évolution depuis la fin des années 60. A travers son vécu et son expérience, nous avons mené une conversation informelle pour tenter de mieux cerner les conditions dans lesquelles a surgi, puis s’est déployé, ce mouvement unique, à travers quelques rencontres et réflexions qu’il a souhaité nous faire partager.
Takashi Nishimura est né en 1950 et a fait ses études universitaires à Kôbe. Il fît la rencontre d’une figure tutélaire du jishu eiga, le cinéaste Kazuki Ômori [1] dont il accompagne les débuts dans les années 70. En 1980 il s’installe à Tôkyô et rejoint le Pia Film Festival (PFF) [2] alors en plein essor et à la recherche d’un coordinateur capable d’opérer un projecteur 8 mm. Il accompagnera le festival pendant une décennie et fréquentera nombre de cinéastes importants du jishu eiga de l’époque. Dans le cadre de sa mission au sein du PFF, il organise également plusieurs rétrospectives importantes dont une consacrée à Truffaut, qu’il invite au Japon en 1982, et une autre sur le grand cinéaste Masahiro Makino [3]. En parallèle il s’engage dans la production de films indépendants et collabore avec quelques personnalités importantes dont Hitoshi Yazaki, en produisant notamment March comes in like a lion (Sangatsu no raion, 1992), ainsi que les films du photographe contemporain Takashi Homma. A l’occasion de leur dernière collaboration, il produit son film documentaire en 16 mm consacré au légendaire photographe Takuma Nakahira [4], Une vue particulièrement belle (Kiwamete yoi fûkei, 2004). Il voyage à travers le monde afin de vendre le film, et prend alors conscience de la nécessité d’une diffusion internationale des films Japonais. Peu après, il intègre l’organisation d’Unijapan qu’il dirige depuis.
Sancho : Pouvez-vous nous parler de votre premier contact avec le cinéma ?
Takashi Nishimura : Tout d’abord je dois dire que j’ai toujours été passionné de cinéma. Dès le collège je me souviens que je regardais déjà beaucoup de films. Et puis il se trouve que mon grand-père possédait une petite caméra 8 mm à la maison, donc je me suis mis très tôt à l’utiliser en tournant de petits films lorsque j’étais encore au lycée. Il s’agissait d’une caméra Double-8 manuelle avec un système d’entraînement à ressort. Il n’y avait pas de son et une bobine ne durait environ qu’une minute. Aussi les capacités étaient-elle très limitées. On ne pouvait pas réellement faire du “cinéma”, mais le procédé m’a beaucoup intéressé. Mes années de lycée se sont déroulées entre 1966 et 1969. Hors en 1969, c’est l’année où l’examen d’entrée à l’université de Tôkyô (Tôdai) [5] a été annulé à cause des mouvements étudiants. On vivait une période turbulente. Des phénomènes de protestation similaires éclataient un peu partout dans le monde. A l’époque on pensait qu’il fallait aussi se préoccuper de l’art mais c’est la politique qui guidait nos actions. L’un et l’autre étaient intimement liés. On ne faisait pas de l’art pour l’art. Moi aussi j’ai été influencé par ces mouvements. Nous étions nombreux parmi ceux de ma génération à partager ce sentiment.
En 1968, le Centre d’Art Sôgetsu [6] qui était dirigé par Hiroshi Teshigahara (Le Traquenard) a organisé la première édition de son festival de film avec une compétition ouverte aux films indépendants autoproduits. C’était peut-être la première initiative de ce genre au Japon. Quoiqu’il en soit, celui qui a remporté le Grand Prix était un jeune lycéen de dix-huit ans qui s’appelait Masataka Hara (aujourd’hui Masato Hara) [7]. Nous avions le même âge. Ce prix a eu un impact important et un effet déclencheur auprès des jeunes cinéastes amateurs comme moi-même. Pour nous c’était très stimulant de voir un jeune lycéen remporter un tel prix. On s’est dit qu’il était désormais possible de faire du cinéma et de s’exprimer par nos propres moyens.
Par ailleurs, vers 1967 la société Fujifilm a commercialisé son nouveau format appelé Single-8, qui était le concurrent du format Super 8 de Kodak. Ce type de format était plus pratique car le film était confectionné sous formes de cartouches pré chargées. Les caméras disposaient d’un moteur et étaient donc plus maniables que la Double-8. Grâce à ce nouveau format on pouvait donc s’approcher un peu plus du rendu cinéma du 16 mm. À l’époque, tourner en 16 mm était beaucoup trop onéreux pour un étudiant, cela ne pouvait se faire que dans le cadre d’un ciné-club universitaire par exemple. En revanche le Single-8 devenait abordable et démocratisait le cinéma pour le grand public. Cette évolution technique a donc aussi contribué vivement au développement du jishu eiga au Japon.
A partir des années 70 les jeunes amateurs de cinéma ont commencé à s’organiser en ciné-clubs afin de pouvoir montrer leurs propres films tournés en 8 mm. Ce phénomène s’est surtout produit dans les grandes métropoles qui possédaient une grande concentration d’étudiants, comme Tôkyô, Ôsaka, Kyôto ou Nagoya. Et petit à petit leur nombre a augmenté. Ces lieux n’avaient rien à voir avec des salles de cinéma conventionnelles mais pouvaient être de toute sorte. On utilisait aussi bien des locaux universitaires, des galeries d’art, des centres culturels ou des cafés. Les organisateurs étaient pour la plupart eux-mêmes étudiants.
Ces organisateurs faisaient-ils également partie des mouvements étudiants ?
Les deux étaient assez liés. Bien entendu chacun avait ses propres opinions sur l’art. Et certaines universités étaient plus politisées que d’autres. Mais généralement les étudiants qui étaient les plus politisés avaient tendance à mépriser les milieux artistiques et ne s’occupaient que de politique. A l’époque, j’habitais encore dans la région du Kansai où je faisais mes études, donc je ne sais pas avec précision quelle était la nature de ces liens. Mais j’imagine qu’ils étaient plus denses à Tôkyô, comme par exemple la collaboration entre Masao Adachi et la société de production de Kôji Wakamatsu.
Quels étaient les ciné-clubs d’universités les plus actifs à l’époque ?
Je dirais surtout le ciné-club de l’Université du Japon (Nichidai), avec Masao Adachi et Jônouchi Motoharu qui étaient des pionniers du cinéma indépendant. Et puis il y avait aussi celui de l’université de Kyôto.
Et l’université Waseda à Tôkyo ?
A Waseda à l’époque il y avait plutôt des littéraires car il y avait un club d’étude de scénarios [8]. Mais c’est plus tard, vers la fin des années 70, que des cinéastes commenceront à tourner en 8 mm avec des gens comme Naoto Yamakawa [9]. C’est la même chose avec l’université Rikkyô (Tôkyô) et Kiyioshi Kurosawa.
Comment avez-vous commencé à travailler dans le milieu du cinéma ?
Pendant mes années de fac je me suis occupé d’un ciné-club où l’on projetait du cinéma d’art et d’essai, des films de Godard et Ôshima. J’étais encore à Kôbe et j’avais un petit boulot à mi-temps dans une salle de cinéma. C’est à ce moment là que j’ai rencontré Kazuki Ômori, qui à l’époque tournait des films en 8 mm. J’ai alors commencé à l’aider dans la production de ses films. Pour la petite histoire, en 1973 la Nikkatsu avait organisé un concours de scénarios. Le gagnant devait être adapté à l’écran en roman porno, le genre que produisait exclusivement le studio à l’époque. Ômori s’est présenté à ce concours mais son scénario n’a pas été retenu. Il s’agissait d’une version érotique de La Nuit américaine de Truffaut. Le film qui a gagné a été tourné par un jeune étudiant [10]. Je crois me souvenir que le film était projeté dans le même programme que Fleurs et serpents (1974) de Konuma, mais il n’était pas fameux. Néanmoins Ômorif fût invité à participer à la production du film en tant qu’assistant réalisateur. Le producteur de l’époque tenait à composer une équipe mélangeant des professionnels du studio avec des étudiants. Mais à mon sens c’était plus par opportunisme. La Nikkatsu souhaitait promouvoir ce roman porno comme un film tourné par des étudiants, et aussi profiter d’une main d’œuvre gratuite. Mais ce fût une expérience profitable pour Ômori que de voir comment se déroulait un tournage par une équipe professionnelle à Tôkyô.
Hors par la suite, quand Ômori est rentré à Kôbe, il a réécrit le scénario en retirant les scènes de sexe destinées au roman porno, pour tourner son premier long-métrage Je ne peux pas attendre la nuit ! (Kuraku naru-made matenai !, 1975) et a fait une version jishu eiga de La Nuit américaine. C’est sur ce film que j’ai commencé à travailler avec lui. Il a emprunté une caméra 16 mm à l’une de ses connaissances, et nous avons récupéré gratuitement de la pellicule dans les stocks de la NHK. En fait jusqu’à cette époque on tournait encore les journaux télévisés en 16 mm, mais cette année là il y a eu un changement de matériel. Les chaînes de télévision ont commencé à tourner les actualités en vidéo. Alors il restait plein de stocks de pellicule non utilisés, dont nous sommes allés récupérer une partie au siège de la NHK à Kôbe. Ils utilisaient aussi des tables de montage Steinbeck, dont ils ne se servaient plus. Plus tard on en a sorti une discrètement car on n’avait pas vraiment l’autorisation. Mais pour le montage de ce film on a loué un studio à la Toei qui avait des studios à Kyôto. Sur ce film j’étais assistant de production. Disons que j’étais plutôt le chauffeur de l’équipe.
Pour un cinéphile amateur de jishu eiga il est très frustrant de ne pas pouvoir visionner tous ces films méconnus dont on entend parler avec curiosité. On peut en voir certains à l’occasion de rétrospectives, mais je me demande souvent pourquoi on ne peut trouver d’édition vidéo de la plupart de ces films qui mériteraient d’être redécouverts, y compris au Japon.
En fait à cette époque les cinéastes n’avaient pas connaissance des problèmes de droits. Ils avaient tous envie de tourner coûte que coûte et se débrouillaient comme ils pouvaient. Ils étaient dans l’urgence. Ils avaient faim de cinéma. Hors beaucoup de cinéastes utilisaient des musiques connues sans autorisations. Par exemple pour le premier long-métrage autoproduit en 8 mm de Yoshimitsu Morita [11], Live à Chigasaki (Raibuin Chigasaki, 1978), qui est un film remarquable, il y a pleins de titres connus sur la bande son. C’est pareil avec les premiers films de Shunichi Nagasaki. Le premier film de Hitoshi Yazaki Afternoon breeze (Kaze-tachi no Gogo, 1980) utilise la musique de John Lennon. Dans un des premiers films de Naoto Yamakawa, Behind (1978) il y avait des extraits de Bob Dylan. D’ailleurs Yamakawa était un grand fan de Dylan. La plupart des titres de ses films sont inspirés par des chansons de Dylan, comme Another side (1980) ou Bringing it all back home (1980). Donc à cause de cela il est aujourd’hui impossible d’éditer ces œuvres car les droits sur la musique sont exorbitants. Il y a eu quelques tentatives d’édition mais elles n’ont pas abouties.
Par ailleurs, dans les années 70 le format Single-8 est sorti en version sonore (1974), ce qui n’était pas le cas auparavant. Les caméras étaient maintenant commercialisées avec micro. On pouvait donc enregistrer du son. Les projecteurs aussi étaient équipés pour diffuser du son. Ces films étaient alors pourvus d’une double piste audio magnétique. Certes une seule piste suffisait car de toute façon l’on ne pouvait enregistrer qu’une seule source avec la caméra et les projecteurs sonores ne lisaient qu’une piste. Mais pour assurer un meilleur équilibrage des films lors de leur projection une deuxième piste était ajoutée sur le film. Grâce à cette deuxième piste il a enfin été possible de post-sonoriser les films et de faire du mixage. On pouvait donc enregistrer de la musique ou des commentaires par dessus la piste sonore. Grâce à cette évolution technique il était enfin possible d’envisager tourner des long-métrages de fiction en 8 mm, ce qui était difficile à faire auparavant. Jusque là les films tournés en 8 mm se limitaient principalement à des courts-métrages expérimentaux. Mais à partir de cette innovation, on a commencé à pouvoir s’approcher du “cinéma” tel qu’on pouvait le voir dans les salles. Au début l’on ne faisait qu’imiter le cinéma narratif classique. Mais petit à petit des cinéastes sont apparus qui ont réussi à s’exprimer de façon originale à travers ce format. Cette évolution technique a donc été une étape importante dans l’émergence du jishu eiga et l’éclosion d’une génération de cinéastes qui ont commencé à tourner des films de fiction en 8 mm vers le milieu des années 70. Les pionniers de ce mouvement étaient des cinéastes comme Masato Hara, Kazuki Ômori, Gô Takamine [12] ou Yoshimitsu Morita. Puis vers la fin des années 70, une nouvelle génération a débuté sur leurs traces avec des auteurs comme Shunichi Nagasaki, Sôgo Ishii, Naoto Yamakawa et Kiyoshi Kurosawa.
C’est à cette époque que vous avez rejoint le PIA Film Festival ?
Lorsque le Pia Film Festival [13] (PFF) a été créé en 1977, les salles de cinéma ont commencé à diffuser des films autoproduits. La première à le faire fût le Bungeiza d’Ikebukuro à Tôkyô, une salle de quatre cent places dont le patron était amateur de jishu eiga. C’est d’ailleurs là que s’est tenue la première édition du PFF. Auparavant il était impossible de voir ces films dans des salles conventionnelles, car les projecteurs n’étaient pas techniquement capables de projeter du 8 mm dans de bonnes conditions. Mais à cette époque un nouveau projecteur a fait son apparition avec une technologie d’éclairage xénon qui offrait une puissance jamais égalée pour du 8 mm. Donc grâce à cela tous ces films autoproduits devenaient enfin accessibles au grand public.
La première édition du PFF a été un succès public. Au début il n’existait pas de compétition. Les organisateurs avaient juste la volonté de montrer des films. Grâce à ce succès une deuxième, puis une troisième édition ont eu lieu. Lors de la troisième édition en 1979, le festival a signé un partenariat avec la Toei et a organisé une tournée des films à travers cinq villes du Japon (Tôkyô, Ôsaka, Sapporo, Nagoya et Fukuoka) dans des cinémas appartenant au réseau de distribution Toei. Et c’est en 1979 que le festival m’a demandé de m’occuper de la coordination des projections à Ôsaka. Et pour l’édition suivante je suis monté à Tôkyô et je suis entré dans l’équipe. Au même moment Ômori est parti lui aussi s’installer à Tôkyô, car il préparait le tournage de Les disciples d’Hippocrate produit par l’ATG, ainsi que le producteur Akira Morishige [14] qui travaillait avec lui. Nous partagions un appartement ensemble. Comme Morishige travaillait sur la production de The Lonely Hearts Club Band in September (Kugatsu no jodan kurabu bando, 1982) de Shunichi Nagasaki, il y avait toujours pleins de jeunes qui dormaient à la maison. Le soir il y avait une ambiance très animée. C’était un peu la communauté du jishu eiga qui se retrouvait à la maison.
Il est plutôt étonnant de voir une major comme la Toei s’investir dans une telle manifestation. Étaient-ils à la recherche de nouveaux talents ?
Effectivement, Toei est une des majors Japonaises, mais ils voyaient bien qu’il se produisait un phénomène nouveau. Il y avait un réel engouement pour ce mouvement. Pour eux c’était aussi le moyen d’attirer un nouveau public, constitué principalement de jeunes spectateurs, dans leurs salles. Par ailleurs il est vrai qu’ils avaient un œil sur cette scène indépendante, imaginant peut-être trouver de nouveaux talents pour dynamiser leurs productions. A l’époque les studios Japonais avaient fait quelques tentatives de produire des cinéastes issus de cette mouvance. Il y a eu la Toho avec House (1977) de Nobuhiko Obayashi, la Shochiku avec Orange Road Express (1978) d’Ômori, la Nikkatsu qui avait financé le remake du premier film de Sôgo Ishii Panic in High School (1978), et puis la Toei qui distribua son film Crazy Thunder Road (1980) et produisit Burst City (1982). Mais en réalité ça n’a pas duré car la plupart de ces films ont été des échecs commerciaux. Donc les cinéastes indépendants des années 80 ont du se débrouiller pour tourner par leur propres moyens. Lorsque je suis arrivé à Tôkyô en 1980, les cinéastes comme Masashi Yamamoto, Shunichi Nagasaki, Yoshihiko Matsui ou Makoto Tezuka [15], tournaient déjà leurs films en 16 mm.
Ces cinéastes travaillaient-ils de façon isolée ou formaient-ils une famille, un groupe ?
Au départ ils travaillaient un peu chacun dans leur coin, mais au début des années 80 il y a eu deux productions importantes pour les cinéastes du jishu eiga. La première c’est The Lonely Hearts Club Band in September [16] de Shunichi Nagasaki dont le tournage avait commencé en 1980, produit par l’Art Theater Guild (ATG). Et puis Burst City de Sôgo Ishii produit par Toei. Ces productions ont mobilisé des équipes techniques plus importantes et ont permis à ces différents groupes de se réunir à cette occasion, en partageant des techniciens mais aussi des acteurs qui se sont retrouvés à cette occasion dans ces deux films. Il y avait par exemple Akira Ogata [17] qui était l’assistant réalisateur de Ishii sur Burst City et Junji Sakamoto qui s’est occupé des décors du film [18]. Kiyoshi Kurosawa a aussi rencontré Shunichi Nagasaki à cette époque, grâce à Shirô Sasaki qui venait de devenir le nouveau directeur de l’ATG. C’est un peu le même phénomène qui s’est produit plus tard avec The Excitement of the Do-Re-Mi-Fa Girl (1985) de Kiyoshi Kurosawa, qui a réuni les gens de l’université Rikkyô et aussi ceux de l’université Hôsei avec Sozo Teruoka [19].
En fait si vous voulez situer le cinéma indépendant du début des années 80, on peut délimiter trois courants principaux qui eurent un impact décisif sur les jeunes cinéastes de l’époque. Il y a tout d’abord l’ATG de Shirô Sasaki, puis la Director’s Company [20] qui s’est formée autour de Kazuhiko Hasegawa et Shinji Sômai, et enfin Cinema Placet de Genjirô Arato [21] qui a produit la fameuse Trilogie sur l’ère Taishô de Seijun Suzuki ainsi que les premiers long-métrages réalisés par Junji Sakamoto (Dotsuitarunen, Tekken, Oute et Tokarev).
D’une certaine façon on peut dire que les racines du jishu eiga remontent aux cinéastes des années 60 avec la Nouvelle Vague Shochiku, l’école du documentaire autour de la société de production Iwanami (Shinsuke Ogawa, Noriaki Tsuchimoto, Susumu Hani, Yôichi Higashi), le cinéma expérimental avec Toshio Matsumoto et Hiroshi Teshigahara, les cinéastes indépendants qui tournaient en 8 mm et proches du cinéma expérimental avec Nobuhiko Ôbayashi, Yôichi Takabayashi et Takahiko Iimura. Et on peut y ajouter aussi les étudiants de Nichigei (département d’art de l’université Nihon) qui ont tournés leurs propres films autoproduits comme Masao Adachi et enfin les cinéastes pink autour des productions Wakamatsu. Cette génération des années 60 a montré la voie qu’a empruntée la génération suivante, représentée par Kazuki Ômori et Masato Hara, qui a servi de trait d’union avec celle de Shunichi Nagasaki, Masashi Yamaoto, Sôgo Ishii et Kiyoshi Kurosawa.
On a l’impression qu’il y a une rupture entre la génération des années 70 et celle des années 80, qu’en pensez-vous ?
Effectivement, cela correspond au changement d’époque. Les films de la génération des années 60/70 avaient pour la plupart un contenu politique dû à l’air du temps. Mais la génération des années 80 ne s’intéresse plus du tout à la politique et s’exprime autrement. Mais ceci n’est pas propre aux cinéastes indépendants. Après L’Empire des sens, Nagisa Ôshima a cessé de traiter des sujets politiques. C’est pareil pour Shinsuke Ôgawa qui s’est consacré à rendre compte du mouvement “Sanrizuka” [22] dans les années 70. Mais par la suite il s’est déplacé à Yamagata pour filmer la vie des paysans. Donc on peut y voir une rupture liée au changement d’époque, mais il y a aussi une forme de continuité dans l’impact qu’a pu avoir chaque génération sur la suivante.
Il y a quelque chose d’unique et singulier dans ce phénomène du jishu eiga qui a explosé dans les années 70/80. Je ne vois pas réellement d’équivalent dans d’autres pays. Qu’est-ce qui caractérise selon vous le cinéma indépendant Japonais ?
D’une façon générale, si l’on compare le cinéma Japonais avec le cinéma Français ou Américain, je trouve que les Japonais s’expriment de façon plus intime et personnelle. Aux États-Unis, le cinéma est davantage lié à l’industrie et à la société de façon générale. Le cinéma est défini par la société en quelque sorte. Mais à mon sens au Japon il a beaucoup moins de liens avec la société. C’est la dimension personnelle qui prime. On ne le situe pas de la même façon. Il échappe à la société en quelque sorte. Cela est certainement lié aussi aux conditions de sa création. Au Japon il n’y a pas d’argent public consacré au cinéma. Le cinéma est uniquement financé grâce à de l’argent privé. C’est la même chose avec le cinéma indépendant qui est autoproduit.
Cela ne provient-il pas de la place de l’artiste dans la société Japonaise, qui a toujours été marginalisé ?
Mais peut-être qu’il y a aussi une tendance de la part des artistes à se situer en dehors de la société.
On le constate aujourd’hui, les cinéastes indépendants ont de plus en plus de mal à trouver des financements. Beaucoup de pays ont des politiques de soutien au cinéma, ne pensez-vous pas que cela soit une solution pour le cinéma Japonais.
Depuis peu de temps le gouvernement Japonais tente de changer cette situation. Il y a des mécanismes qui se mettent en place mais par contre on n’a pas encore trouvé un système qui soit réellement efficace. Et puis les producteurs qui sont demandeurs, n’ont pas non plus réussi à formuler la façon dont ils souhaitent que le gouvernement les aide. C’est ce que je ressens à mon niveau. Il y a une volonté qui existe, mais aucun ne sait comment faire un pas vers l’autre. Il y a peut-être aussi la crainte des producteurs de perdre une part de leur indépendance vis à vis des institutions. L’idéal serait qu’ils reçoivent de l’argent qu’ils puissent utiliser librement, sous la forme de patronage artistique, mais bien entendu comme c’est de l’argent public cela n’est pas envisageable. Il y a donc un décalage entre les idées des producteurs et le mode de fonctionnement des institutions. Mais les deux parties ne sont pas responsables de cette situation. Le problème est qu’il n’existe personne qui tente de créer un lien, de servir d’interface, entre ces deux milieux pour faciliter la mise en place d’un système efficace. Au Japon il y a beaucoup de spécialistes de la distribution et de la production, mais il n’y en a aucun qui soit suffisamment polyvalent et expert pour intervenir des deux côtés.
Pensez-vous qu’un système tel que le CNC Français soit une solution pour le cinéma Japonais ?
Je ne pense pas qu’il soit très adapté au Japon. L’inconvénient est que lorsque le CNC dit non alors toutes les portes se referment. En France vous avez un système qui est trop centralisé. Mais le Japon ne fonctionne pas de cette façon. Si vous vous adressez au Ministère des finances et qu’il refuse, vous pouvez très bien aller voir le Ministère de l’éducation qui pourra accepter. Je pense que nous devons trouver notre propre voie.
Propos recueillis par Dimitri Ianni le mardi 6 juillet 2010 lors du Festival Paris Cinéma.
Tous mes remerciements à Terutarô Osanaï pour sa traduction et son aide dans la coordination et l’organisation de cet entretien.
Photos de Takashi Nishimura © Dimitri Ianni.
[1] Il est un des pionniers du cinéma indépendant. Il est par ailleurs médecin. En 1982 il tourne Les disciples d’Hippocrate pour l’Art Theater Guild (ATG), dans lequel il décrit l’univers des internes de la faculté de médecine, en s’inspirant de sa propre expérience.
[2] Le Pia Film Festival (PFF) est le plus vieux festival de cinéma en activité au Japon. Fondé en 1977, il est administré par une entreprise privée du monde de l’édition (la Société Anonyme Pia). Cette société avait été fondée cinq ans auparavant par des étudiants cinéphiles pour publier la revue Pia, l’équivalent du Pariscope de Tôkyô. Ce festival, dont le but est de soutenir et faire découvrir de jeunes auteurs, aura un rôle déterminant dans l’émergence du jishu eiga et la diffusion de films en 8 mm. En 1984, le festival crée le Pia Film Festival Scholarship, une bourse destinée à financer le premier long-métrage en 16 mm des lauréats. Le premier à en bénéficier sera un jeune cinéaste de dix-sept ans, Shiori Kazama. Suivront des auteurs aujourd’hui réputés tels que Ryôsuke Hashiguchi avec Petite fièvre des vingt ans, Sion Sono avec Bicycle Sighs (Jitensha to-iki), Shinobu Yaguchi et Down the drain (Hadashi no picnic) où encore Tomoyuki Furumaya avec Cette fenêtre est à toi (Kono mado wa kimi no mono).
[3] (1908-1993) Cinéaste, scénariste et acteur, il appartient à l’age d’or du cinéma Japonais. Il est avec son père Shozo Makino, souvent considéré comme le “père” du cinéma japonais, un des grands pionniers du jidai-geki. Cinéaste d’une incroyable versatilité, il a réalisé près de 260 films.
[4] Né en 1938, il est considéré comme une légende de la photographie au Japon. Takuma Nakahira fût un des fondateur du magazine d’avant-garde Provoke en 1968. Son style, connu sous les termes “aré, buré, boké”, caractérisé par une photographie rugueuse jouant sur le flou, eut une influence considérable sur toute une génération de jeunes photographes. Il fût aussi un activiste politique et un essayiste et critique important dans les années 60/70, collaborant à façonner la “Théorie du Paysage” (Fûkeiron) aux côtés de Masao Matsuda et Masao Adachi (lire à ce sujet l’article sur Cycling Chronicles), et collabore à L’Extase des Anges (1972) de Kôji Wakamatsu en réalisant les photographies du film. Depuis 1977, suite à des problèmes d’alcoolisme, il souffre de pertes de mémoire, mais reprend progressivement son travail de photographe à la fin des années 90.
[5] C’est l’université la plus prestigieuse du Japon destinée à former l’élite dirigeante du pays. C’est le 19 janvier 1969 que les Japonais découvrent en direct à la télévision l’occupation de la tour Yasuda, symbole de l’université, par les étudiants de gauche. La police mettra trois jours à les déloger. Ce fait marque d’une certaine façon le début de l’échec du mouvement étudiant et sa disparition progressive, ainsi que le début de sa radicalisation extrême avec la création de la Faction Armée Rouge quelques mois plus tard.
[6] Adossé à l’une des plus grandes école d’Ikebana du Japon, ce centre devient à partir de 1958, l’un des hauts lieu de la culture d’avant-garde, ayant notamment fait découvrir le travail de John Cage et du groupe d’artistes Fluxus de Yôko Ono au Japon. Sous la direction d’Hiroshi Teshigahara, le centre encourage les rencontres artistiques les plus diverses. Organisant aussi bien des concerts de free jazz, des représentations de théâtre underground, de butô ou un festival de cinéma expérimental. Ce centre contribue par son approche transversale à une pollinisation du milieu artistique de l’époque, qui aura une influence déterminante sur la création artistique.
[7] Né en 1950, Masato Hara est considéré comme un petit génie du cinéma expérimental. Il a remporté le grand prix du Fetival du Film Sôgetsu avec un court métrage tourné en 16 mm A sad yet funny ballad (Okashisa ni irodorareta kanashimi no barado) en 1968. Cinéaste qui interroge le médium filmique et la mécanique même du cinéma, il collabore avec Toshio Matsumoto sur Parade funéraire des roses et co-écrit le scénario d’Il est mort après la guerre (Tôkyô sensô sengo hiwa, 1970) de Nagisa Ôshima. Il est également responsable de la bande-annonce du film, fait inhabituel puisqu’elle est en général confiée à l’assistant réalisateur. Le cinéaste s’en sert à l’occasion pour critiquer ouvertement Ôshima. Hara était également très proche du groupe PojiPoji (émanation d’un groupe lycéen d’études cinématographiques) et de Kazuo Gotô qui jouent ici leurs propres rôles. Ce film, qui peut-être considéré comme le premier fûkei-eiga (film de paysage) - A.K.A Serial Killer de Masao Adachi fût tourné avant mais ne sera diffusé qu’en 1975 -, annonciateur de la Théorie du Paysage, aura une influence certaine sur Hara qui livrera trois année plus tard, avec son road movie fleuve tourné sur trois années en 8 et 16 mm, Le premier empereur (Hatsukuni shirasumera mikoto, 1973), en quelque sorte sa version personnelle de la Théorie du Paysage. Auparavant il tourne un documentaire sur un des pionniers du rock nippon, le chanteur des Jacks, Yoshio Hayakawa en 1970. A noter qu’il réalisera son premier film grand public avec Nostalgie du 20ème siècle (20-seiki nosutarujia, 1997), co-produit par Takashi Nishimura. Ce film, qui marque les débuts à l’écran de la jeune Ryôko Hirosue (Okuribito), permet à Hara d’être élu meilleur jeune cinéaste par l’Association des Réalisateurs Japonais (Director’s Guild of Japan).
[8] Dont sont issus notamment Atsushi Yamatoya et Yôzo Tanaka.
[9] Lire aussi à ce sujet notre entretien avec Nobuhiro Suwa.
[10] Il s’agit du film Campus porno : les seins de Pierrot (Campus porno : piero no chibusa, 1974) réalisé par Iwasaki Yoshifumi dont c’est la seule réalisation connue. Mais la Nikkatsu renouvellera cette expérience en 1982 et fera cette fois, fait exceptionnel, tourner un roman porno par une étudiante de l’époque, issue du jishu eiga. En effet, la jeune Keiko Kurata est repérée au Pia Film Festival grâce à un court-métrage en 8 mm intitulé Après l’école (Hôkago, 1981). Elle sera sélectionnée sur concours par la Nikkatsu et réalisera l’année suivante La partie inférieure du corps de l’étudiante : les parents qui n’en savent rien du tout (Joshidai sei no kahanshin : nânmoshiran oya, 1982) sous le nom de Keiko Kusuda. Par ailleurs, la jeune femme sévit activement en tant que scénariste dans le milieu de l’animation depuis 1992, sous le patronyme de Genki Yoshimura.
[11] Réalisateur de Kazoku Game, Lost Paradise, Copycat Killer, 39 - Keihou, Mirai no Omoide - Last Christmas.
[12] Né en 1948, il entre à l’université de Kyôto et commence à tourner des films en 8 mm. Il débute en 1974 avec le documentaire Okinawan dream show où il livre un compte rendu de la vie sur l’île d’Okinawa peu après sa restitution au Japon en 1972. Il continuera à tourner des films prenant pour sujet l’île d’Okinawa et réalise son premier film de fiction avec Paradise View en 1985.
[13] Le festival s’appelait à l’époque “Pia jishu seisaku eigaten”.
[14] Producteur important du cinéma indépendant. Nous l’avions rencontré en compagnie de Ryuichi Hiroki et Shinobu Terajima, lors de son passage au Festival du Film Asiatique de Deauville qui rendait un hommage à Hiroki. Lire l’entretien.
[15] Fils d’Osamu Tezuka. Il réalisera par la suite des films grand public comme Hakuchi et Black Kiss.
[16] Lire à ce sujet notre entretien avec Nobuhiro Suwa, 4ème assistant réalisateur sur le film.
[17] Cinéaste Japonais auteur de Boys Choir (Dokuritsu shonen gasshôdan , 2000) et The Milkwoman (Itsuka dokusho suruhi , 2004) qui débuta par des films en 8 mm au début des années 80. Il fût aussi l’assistant réalisateur de Sôgo Ishii sur Shuffle (1981).
[18] On remarque également parmi les assistants réalisateurs du film, Jôji Matsuoka, futur lauréat du PFF (Inaka no hôsoku, 1984) et qui se révélera un cinéaste talentueux remarqué pour la sensibilité de ses études de mœurs ; mais aussi Naoto Yamakawa crédité au montage, ou encore le jeune Makoto Tezuka au design.
[19] Critique et programmateur au Festival international du film de Tôkyô (Filmex), il est considéré comme le grand spécialiste du cinéma asiatique au Japon. Mais il a débuté en tant que réalisateur de courts métrages en 8 mm lorsqu’il était étudiant à l’université Hôsei (Tôkyô), d’où provient également Sion Sono.
[20] Société de production indépendante fondée en 1982 réunissant Kazuhiko Hasegawa, Shinji Sômai, Kichitarô Negishi, Toshiharu Ikeda, Sôgo Ishii, Kazuki Ômori, Banmei Takahashi, Kazuyuki Izutsu et le benjamin Kiyoshi Kurosawa.
[21] Producteur et réalisateur de Akame 48 Waterfalls mais aussi acteur à ses heures perdues, il fut aussi à l’origine d’une initiative unique puisque ne trouvant pas de distributeur pour Mélodie Tzigane de Seijun Suzuki il décida de monter lui même une salle de projection éphémère sous une tente gonflable. Le premier film de Junji Sakamoto Dotsuitarunen fût également projeté dans ces conditions.
[22] Mouvement d’opposition lancé en 1966 contre la construction de l’aéroport de Narita par la population locale.

