Teeth of Love
Amours, douleur et souvenirs.
Le cinéma Chinois, dont on pourrait attendre une diversité proportionnelle à la variété des peuples et des cultures composant l’empire du milieu, semble trop souvent se réduire aux superproductions rutilantes d’un côté, et dont La Cité Interdite - donnant parfois l’impression d’une visite de musée - est un exemple récent ; et le cinéma de l’avant-garde de l’autre, aujourd’hui représenté par des cinéastes tels que Jia Zhang-Ke (The World, Still Life), offrant une vision contemporaine au réalisme poussé d’une Chine en mouvement.
Néanmoins, les cinéastes issus de la sixième génération [1], aussi talentueux et émancipés soient-ils, n’offrent pas que le spectre d’un cinéma d’auteur calibré pour festivals internationaux. La preuve en est, avec Zhuang Yuxin, cinéaste diplômé de la fameuse Beijing Film Academy, dont le premier métrage s’avère un vibrant portrait de femme à la symbolique inédite et à l’imaginaire fécond.
A travers la description de trois périodes de la vie de son héroïne, Qia Yehong (Yan Bingyan), le cinéaste dresse un parcours amoureux dont le cheminement est fait de douleur (autant physique que morale). De l’adolescence de la jeune fille en garçonne et chef de bande (dans une version chinoise de la Sukeban), en passant par son émancipation aux bras d’un homme marié, alors qu’elle est étudiante en médecine, jusqu’à l’ouvrière opprimée et à l’épouse modèle, cette femme portera physiquement en elle les traces de ces amours.
Là où d’autres cinéastes chinois auraient volontiers ancré leur récit dans une contextualisation politique et sociale dont l’interaction avec les personnages forgerait la vie, Zhuang Yuxin adopte une démarche visant à traduire les expériences amoureuses de Qia Yehong par le prisme de la douleur physique. Cette approche, qui évacue le réalisme au profit de l’imaginaire et du symbolisme s’avère une réussite, et permet une vision personnelle d’un auteur dont la proximité esthétique n’est pas sans faire penser à un certain cinéma européen.
L’idée forte du film, le trait d’union entre amour et douleur, sert de fil conducteur à l’auteur pour évoquer par le prisme du souvenir, dix années de la vie d’une femme. A chaque expérience correspond une blessure physique, du coup de brique sur la tête, infligé lorsqu’elle est adolescente par son jeune camarade de classe rejeté, à l’auto avortement, dont la séquence reste une expérience marquante pour le spectateur, aidée par une utilisation habile du hors-champ, conjuguée à l’expressivité de la merveilleuse Yan Bingyan à l’interprétation magistrale, Teeth of Love use des métaphores, parfois naïvement, mais dans le but légitime de toucher à l’universalité de l’être et non à décrire une situation particulière qui serait imposée au personnage du fait d’un contexte social particulier.
La douleur, qui s’avère autant une épreuve physique qu’un enrichissement, imprègne la mémoire et le souvenir de Qie Yehong, tout en servant de filtre révélateur à la force d’interprétation de son actrice, dont la conviction s’amplifie à mesure que le récit se tisse. A l’image de son dos qui la fera toujours souffrir lors des jours de pluie, l’expérience de la douleur forgera chez elle le témoignage de l’amour. Mais la persistance de ces souvenirs l’empêchent de vivre pleinement sa vie de femme. La construction linéaire du film, qui n’est qu’un long flash-back, illustre pareillement cette vision romantique, mais sans excès de nostalgie, où la trace de la mémoire cherche non pas à préserver les vestiges d’une époque révolue, mais à mettre en lumière la profondeur des sentiments humains.
Ce touchant portrait de femme exprime un réel attachement de l’auteur pour son héroïne, qu’il sublime par la beauté de son actrice traversant les époques avec une grâce et une émotion infinie. L’esthétique de Teeth of Love, bien que décrivant le Pékin des années 70/80, se détache des reconstitutions réalistes de ses contemporains, par une esquisse sobre et stylisée, grâce à la lumière de Li Jun et aux décors de Zhou Yan.
Premier film d’une étonnante maturité, servi par une réalisation à l’apparent classicisme, Teeth of Love se révèle une oeuvre poignante au symbolisme fort, s’employant à décrypter les mécanismes interactifs d’une trilogie de sentiments dont l’amour, la douleur et le souvenir constituent l’essence.
Diffusé en compétition officielle au cours de la 9ème édition du Festival du film asiatique de Deauville.
[1] Les cinéastes chinois post-massacre de Tiananmen (1989).



