Tetsuya Mariko : entretien avec Kiyoshi Kurosawa
Ces jours-ci s’est ouverte la 32ème édition du Festival des 3 Continents à Nantes. Cette manifestation pionnière, dont nous nous attachons à suivre le chemin depuis quelques années, s’est toujours caractérisée par sa passion et son goût pour la détection de nouveaux talents. Après Nami Iguchi l’année passée, c’est au tour du jeune cinéaste Tetsuya Mariko d’être invité à présenter pour la première fois en France, son premier long-métrage, Yellow Kid (2009). Issu de la prestigieuse École Nationale des Beaux Arts de Tokyo (Geidai), dont le corps enseignant accueille de grands noms de la réalisation, tels Kiyoshi Kurosawa ou Takeshi Kitano, ce jeune cinéaste japonais signe un film de fin d’études ambitieux, dont la liberté narrative nous avait frappée lors de sa découverte.
Au regard d’une année terne pour le cinéma d’auteur japonais, Tetsuya Mariko, qui s’est déjà fait remarquer par les cinéphiles nippons pour l’inventivité de ses courts-métrages en 8mm (The Far East Apartment, Mariko’s 30 Pirates), porte en lui les promesses d’un véritable cinéaste. A l’occasion de sa venue en France, nous avons choisi, démarche inhabituelle, de publier une traduction exclusive d’un entretien qui eut lieu lors de la projection de presse du film au Japon, entre Tetsuya Mariko et Kiyoshi Kurosawa, auquel le Festival avait d’ailleurs rendu un hommage appuyé l’année dernière.
Kiyoshi Kurosawa : Pour commencer j’aimerais te poser une question très basique. Dans ce film on trouve des éléments très disparates qui sont reliés entre eux. Il paraît que tu as écrit le scénario par toi-même. Comment as-tu imaginé cette histoire ?
Tetsuya Mariko : Au cours de mes films précédents je n’avais jamais écrit de scénarios à la forme bien définie. J’ignorais comment aborder l’écriture. Je me suis donc beaucoup tourmenté pour écrire ce film. Du coup, j’ai pensé que si je changeais d’environnement, je pourrais peut-être m’en inspirer pour écrire quelque chose. Alors je suis parti une semaine à Ôsaka, mais une fois là-bas je n’ai toujours rien pu écrire. Finalement, afin de respecter les délais de remise du scénario [1], j’ai écris quelque chose sur ma semaine passée à Ôsaka, en y introduisant de la fiction. Mais à ce stade il n’y avait pas encore d’éléments tels que la boxe ou le manga. Néanmoins, j’ai pu concevoir ce qui deviendrait la charpente de Yellow Kid. Par la suite j’ai réussi à élaborer le scénario assez rapidement.
Ce qui est réellement étonnant avec ton scénario, c’est qu’il est constitué en premier lieu, par le récit très compréhensible d’un film de jeunesse sur la boxe. En second lieu, on y trouve le manga et le récit sur l’auteur qui le dessine, et qui a l’esprit tordu. Par contre il ne dessine pas un manga sur la boxe, mais sur un héros complètement différent qui n’a aucun lien direct avec la boxe. De plus, dans la deuxième moitié du film on trouve l’élément lié à l’argent, ce qui peut évoquer un film sur le crime. Dans quel but voulais-tu mettre autant d’éléments différents dans un même film ?
Quand j’ai décidé d’y injecter le manga, je me suis dit que s’il s’agissait d’un héros de comics américain, je pourrais y mettre en parallèle un récit de success story liée à la boxe. J’ai donc décidé de traiter la boxe à ce moment là. Mais en réalité je ne suis pas forcément un passionné de boxe ou de manga. A cette occasion, comme il s’agissait de tourner un film de fin d’études, je voulais décrire des choses qui n’existaient pas autour de moi, j’ai donc décidé de m’attacher à traiter ces deux éléments.
Lorsque les acteurs et l’équipe ont lu ce scénario, quelle a été leur réaction ?
Concernant la première mouture qui se déroulait à Ôsaka, ils m’ont dit qu’elle n’était pas intéressante. Je l’avais intitulée L’histoire de la semaine dernière. En réalité je n’avais pas l’intention de tourner cette version, c’était seulement pour la déposer à l’école, et faire signe à mon équipe qu’on était prêt à y aller. Pendant la phase d’écriture de Yellow Kid, j’ai également consulté l’équipe technique. J’ai essayé de créer les conditions d’un échange et d’une discussion avec tout le monde. A partir du moment où j’ai pu suffisamment élaborer le scénario pour pouvoir le communiquer aux acteurs, j’ai su qu’ils partageaient aussi ma passion pour ce projet.
Il y a différents types d’acteurs dans ce film. Pour les deux protagonistes, Tamura, qui fait de la boxe, et Hattori, l’auteur de manga, comment les as-tu choisis ?
En ce qui concerne Kaname Endô, qui joue le rôle de Tamura, je lui avais initialement demandé d’interpréter Enomoto, le boxeur voyou. Pour le personnage d’Enomoto, je cherchais un acteur jeune et brave. Quand j’ai vu Endô dans Crows Zero (2007) de Takashi Miike, j’ai trouvé son personnage particulièrement convaincant. J’ai donc pensé à lui pour mon film et lui ai proposé le rôle d’Enomoto. Mais à l’issue de notre première rencontre je lui ai dit : « Pouvez-vous jouer le rôle de Tamura ? ». En discutant avec lui, j’ai commencé à avoir envie de parier sur lui. C’est ainsi qu’Endô s’est retrouvé protagoniste en Tamura. Concernant Ryô Iwase qui joue l’auteur de manga Hattori, il n’avait jamais joué au cinéma. Mais comme depuis plusieurs années je suivais toutes les pièces de la troupe Potudo-ru [2], je connaissais très bien son travail en tant qu’acteur. Je pensais au fond que s’il jouait dans les pièces de Potudo-ru il pourrait comprendre aisément ce que je lui demanderai. C’est pour cette raison que je l’ai choisi pour interpréter Hattori.
D’autre part, le personnage d’Enomoto est étonnant. Je me suis dit qu’il était abject qu’un homme pareil puisse exister. Il a vraiment un tel visage ? Ou bien, l’a-t-il créé pour ce rôle ?
Dans la vie réelle c’est quelqu’un de très sympathique. Puisqu’on n’avait que très peu de budget pour réaliser ce film, j’ai rencontré beaucoup d’acteurs qui étaient encore en formation, et avaient donc peu d’expérience professionnelle. Parmi ceux-là, Hideki Tamai a attiré mon attention. On n’a pas fait d’audition, on s’est simplement entretenu au café. Il avait une très bonne qualité d’écoute et de réponse. C’est pour ça que je lui ai proposé ce rôle. Le personnage d’Enomoto et lui ont des personnalités très différentes, donc nous sommes allés ensemble chez le coiffeur pour raser ses pattes et ses sourcils. En l’acculant ainsi, on est parvenu à créer ce personnage.
Je l’ai trouvé merveilleux. Mais ce n’est pas uniquement le cas d’Enomoto, mais de l’ensemble des personnages du film. Je trouve que tu as réussi à obtenir un niveau de réalisme qui pourrait laisser croire qu’ils ont les mêmes caractères que leurs personnages dans la vie réelle. De même, Denden était tellement bon qu’il aurait certainement mérité le prix du meilleur second rôle masculin de l’année. J’ai déjà travaillé avec lui à plusieurs occasions (Cure, Tokyo Sonata) et je sais que c’est un acteur magnifique. Mais alors même que je sais que c’est Denden qui joue ce rôle, en regardant le film, je commençais à croire qu’il s’agissait d’un véritable directeur de club de boxe. Comment était-il ?
Quand je l’ai rencontré pour la première fois à son bureau, il ne me parlait déjà plus que de ce personnage du directeur. Il paraît qu’il adore regarder des matches de boxe. Il connaissait même le directeur du gymnase qu’on a utilisé pour le tournage. Il a travaillé avec beaucoup d’ardeur. Je sens qu’on a créé ce personnage en confrontant nos points de vus respectifs, à travers l’échange.
Sinon, l’actrice qui joue la grand-mère de Tamura était aussi excellente, au point que l’on songe qu’elle est vraiment ainsi dans la vraie vie. Où as-tu déniché cette actrice, et comment l’as-tu dirigée lors du tournage ?
Je l’ai trouvée sur Internet. Tout d’abord son apparence a beaucoup attiré mon attention. Pour ce rôle, il y avait quelques scènes assez difficiles à jouer, comme celle de l’incontinence ou l’expulsion du dentier, mais qui sont des éléments très importants en un sens. Quand je lui ai communiqué mes intentions, alors qu’elle a plus de 80 ans, elle m’a dit qu’elle participerait au tournage avec enthousiasme. Je lui ai donc tout de suite proposé le rôle.
Au fait, avez-vous fait beaucoup de répétitions avant le tournage ?
Dans les salles de boxe, il y a une atmosphère particulière, intense et survoltée, faite de chaleur et de sueur. Je voulais communiquer cela aux acteurs, donc nous sommes allés dans un gymnase pendant quelques jours pour participer à l’entraînement. Mis à part cela, on n’avait pas suffisamment de temps pour travailler le jeu des acteurs.
Sinon, Kazuki Namioka, qui joue le rôle de Mikuni, l’ex-champion de boxe - j’ai également travaillé avec lui (dans Tokyo Sonata). C’est aussi un très bon acteur. Comment était-il ?
Pour le rôle de Mikuni, je n’arrivais pas à me décider jusqu’au dernier moment. Mais quand je l’ai rencontré pour la première fois, je me suis dit que ce devait être lui. Par ailleurs, Namioka avait joué avec Endô dans Crows Zero. Endô était déjà bien présent dans son esprit, donc cela a peut-être permis une certaine alchimie entre les deux.
Dans l’équipe technique on trouve beaucoup de tes camarades des Beaux-Arts [3]. Qui est le chef opérateur ?
C’est le plus jeune de mes camarades. Il a intégré le Master des Beaux-Arts directement après sa licence [4]. Il a également tourné Yume no shima (L’Île du rêve, 2008) qui a récemment remporté un prix au Pia Film Festival. Il s’appelle Yutaka Aoki. C’est un caméraman amoureux de la pellicule.
Il y a beaucoup de caméra à l’épaule dans le film, mais il ne la rend pas trouble exprès. C’est une caméra à l’épaule très agréable. On peut dire que c’est une caméra à l’épaule qui ne se met pas en avant. Il n’essaie pas à tout prix de poursuivre ses acteurs avec son objectif grand angle, mais parfois il bouge dans l’espace étroit d’une petite chambre avec des miroirs, donc j’imagine que cela devait être très difficile. J’ai trouvé que c’était une caméra à l’épaule très bien maîtrisée et très élégante.
Comme je savais qu’il avait un bon sens du rythme, j’ai fait appel à lui. D’autre part, quand il a tourné en caméra à l’épaule, sa taille convenait parfaitement. Même s’il a simplement tenu la caméra, il a pu filmer les acteurs depuis une hauteur juste. Quand j’ai remarqué cela au cours des premiers jours du tournage, j’ai décidé de continuer ainsi.
Quelle est la hauteur juste, ou le point de vue juste par rapport aux acteurs ?
Je ne voulais pas tourner depuis une hauteur trop importante. Mais en même temps, si on est trop bas on regarde en l’air. C’est assez subtil de décider si l’on doit penser à cette nuance... En tout cas, comme il n’y avait pas de lieu de tournage où l’on pouvait tourner au téléobjectif, il était important de pouvoir facilement obtenir une hauteur juste. De toute façon, j’imagine que c’était assez fatiguant pour lui, comme la caméra était assez lourde. Mais il a très bien bougé, et a réussi à parfaitement saisir le jeu des acteurs.
Concernant le producteur Takashi Hara... C’est lui qui a écrit le scénario de ton premier film aux Beaux-Arts ? Comment avez-vous travaillé ?
Quand on a démarré le projet, il était mon meilleur partenaire d’écriture. Il m’a beaucoup encouragé, et a réfléchi avec moi sur le contenu. Par la suite, il a dirigé les coulisses du tournage comme responsable de production.
Les lieux de tournage sont aussi très bien choisis. Le gymnase de boxe, la maison de Tamura ; il n’est pas facile de les trouver.
Le gymnase était très collaborateur. Au début ils nous ont dit que cela ne serait pas possible d’y tourner en soirée, mais après leur avoir redemandé ils nous y ont autorisé. Pour la maison de Tamura, c’est en fait chez un ami à moi. Par un heureux hasard, il a été décidé de détruire cette maison durant la période correspondant au tournage. On a donc pu l’utiliser très librement, un peu comme s’il s’agissait d’un studio. En fait, l’appartement de l’auteur de manga Hattori se trouvait dans une autre chambre de cette maison. Mais comme je voulais en faire un espace complètement différent, les décorateurs ont beaucoup travaillé.
Il existe vraiment, ce manga Yellow Kid qui a été dessiné il y a plus de cent ans ?
Oui, il existe réellement [5]. Quand j’ai eu l’idée d’utiliser un comics américain, j’ai tout de suite décidé de traiter Yellow Kid.
Quelle était la principale raison à ce choix ?
Yellow Kid est le personnage d’un comic strip qui a ouvert la voie aux comics américains. Il paraît qu’à l’époque ce personnage était dessiné dans deux séries différentes et dans deux journaux concurrents en même temps. Ce qui a provoqué une polémique sur lequel était le véritable Yellow Kid. Au fur et à mesure que je prenais connaissance de cet épisode, je me suis dit que cela convenait bien au thème général du film : quelle est la vérité ? C’est ce que quelqu’un décide comme étant la vérité. Sinon, je voulais décrire aussi une personnalité qui avait un double visage, et j’ai pensé que ce personnage s’y prêterait bien.
Qui a dessiné cette version contemporaine de Yellow Kid, que Hattori dessine dans le film ?
C’est Yusuke Owaki, que m’a présenté un ami qui faisait partie du groupe de manga de l’Université Hôsei, où j’ai fait mes études, et Hidekazu Kawasaki, que j’ai rencontré lors du festival de l’Université Hôsei alors que je cherchais un auteur en faisant appel à ce groupe. Ces deux artistes se sont répartis le travail entre l’ébauche et le dessin à la plume.
Tu ne dessines pas de manga par toi-même d’habitude ?
Pas du tout. Je ne sais pas dessiner. Le manga a été entièrement dessiné avant le tournage. Mais comme je voulais lier ce manga avec les images qu’on tournerait, j’ai essayé d’être présent le plus possible pendant qu’ils dessinaient. Je leur ai donc donné des indications sur quoi dessiner, en leur disant qu’on prévoyait de bouger dans tels lieux par exemple. Ainsi, on a créé le contenu du manga ensemble.
En t’écoutant, je trouve très intéressant le fait que tu aies tenté d’amener dans le film des éléments dont tu ne connaissais pratiquement rien par toi-même, comme la boxe ou le manga. Avais-tu un certain but pour décider de mettre tant de choses que tu ignorais dans ton film ?
Je ne sais pas pourquoi mais j’avais confiance en moi. Je voulais mélanger la réalité et l’anti-réalité dans ce film. Et pour décrire cela, je suis finalement arrivé à la boxe et au manga, comme éléments qui se prêtaient le mieux à cela. Et puisque j’ai réussi à obtenir un noyau solide autour de ce que je désirais faire le plus, je me disais que je pourrais tout me permettre quoi qu’il arrive. Mais justement, pour ça j’ai fait beaucoup de recherches sur la boxe et le manga.
C’est-à-dire que ça ne concernait pas des choses que tu aimais déjà ou qui t’intéressaient. Mais tu étais sûr de pouvoir faire un film intéressant avec n’importe quels éléments, et tu t’es lancé ce défi.
Oui. Je voulais aussi faire un film qui dépasserait le niveau des films du milieu qu’on appelle jissu eiga (film autoproduit) ou « film d’étudiant ». C’est pour ça aussi que je voulais y mettre la boxe et l’univers des comics américain, qui procurent à mon sens une impression plus marquante et saisissante, d’une certaine manière.
Concernant la boxe, il existe déjà beaucoup de films sur le sujet, au Japon ainsi qu’à l’étranger. Il y aura sûrement des gens qui le compareront avec ces films, et qui sont assez exigeants. T’es-tu préoccupé des autres films sur la boxe ?
Oui. En effet j’ai vu certains films, mais ils dépassaient complètement nos possibilités de tournage. Même si on asseyait de les imiter, ça ferait forcément « fauché ». Donc j’ai finalement choisi une autre manière d’aborder ce sujet. J’avais cette intention dès le départ.
En t’écoutant parler, je trouve ton approche réellement intéressante. Tu évites d’utiliser les choses que tu connais déjà avant de faire un film. Je pressent que tu as un style qui s’attache à réaliser un film uniquement à partir d’éléments que tu as rencontrés à ce moment-là, comme les relations que tu as nouées par hasard, même si ces choses là ne t’avaient pas du tout intéressées jusque là. Est-ce cela qui caractérise ton propre style ?
Puisque je tenais à faire un film avec les gens que j’avais rencontré après avoir intégré les Beaux-Arts, j’ai essayé au maximum de discuter avec ces gens à ce moment-là, et j’ai cherché à créer les conditions qui rendraient un film possible.
Je sens que c’est ce qui a amené de la force au film. Si un passionné connaissant déjà très bien la boxe, réalise un film pour montrer ce qu’est la boxe, ça peut donner un film assez maniaque. Mais si quelqu’un qui n’en est pas du tout fan, ose faire ce film en se disant que ça pourrait devenir cinématographique, chaque élément apparaît alors de façon très vivante. J’ai l’impression que le fait que le cinéaste lui-même découvre chaque aspect et attrait de la boxe, a procuré sa force au film.
Je savais bien ce que je ne voulais pas faire, donc j’ai essayé de ne pas le faire. C’est-à-dire que j’ai adopté la méthode consistant à tout monter dans la limite de ce qui était faisable. Il s’agissait aussi de contraintes de budget et de temps.
Combien de jours a duré le tournage ?
Une dizaine environ.
Si l’on s’occupe d’un personnage ou d’une situation, c’est tout de même faisable. Mais il y a tant d’éléments différents et de personnages, que cela paraît étonnant d’avoir réussi à le tourner en seulement dix jours. C’était un tournage assez dur ?
Oui, c’était très dur.
Quelle a été la scène la plus difficile à tourner ?
Sûrement l’insert avec le manga à la fin du film. Cette partie n’était pas difficile à tourner d’un point de vue technique, mais il était compliqué pour l’équipe d’imaginer les images à partir du seul scénario. J’ai essayé de faire un plan pour l’expliquer, mais personne ne comprenait lors du tournage. Comme il n’y avait que moi qui comprenais tout dans son ensemble ce fut très compliqué. Ce n’était pas une difficulté très apparente à l’image mais c’était une difficulté bien réelle pour l’équipe.
Comme tu as parlé du fait qu’on puisse ne pas comprendre, j’aimerais t’interroger sur la structure de la fin du film. Juste après que Tamura eut fait irruption dans l’appartement de Mikuni, l’auteur de manga Hattori y surgit aussi, et l’on assiste ensuite à quelques versions de la scène. Mais si l’on croit que ça se termine ainsi, à la fin du générique, on voit une image fixe en noir et blanc, qui ressemble un peu à celle d’une caméra de surveillance, clôturer le film. De plus, on y insère l’épisode où Tamura se fait taillader le cou dans la rue. Comment doit-on interpréter cela ?
Dans la vie quotidienne, il arrive souvent que lorsque l’on change de point de vue, cela modifie aussi notre perception des faits. C’était une des choses que je voulais montrer dans le film entier. Donc pour la fin du film aussi, à travers cette situation de mélange de réalité et d’imaginaire, je voulais montrer différents points de vue sur un même incident.
Donc cette volonté était l’idée maîtresse du projet ? Tu voulais faire un film qui montre qu’il existe plusieurs versions du réel selon le point de vue adopté, par rapport à ce qui est énoncé comme fait ou récit.
Exactement.
Concernant la musique, son utilisation est bien maîtrisée. A qui as-tu demandé de s’en occuper ?
C’est Hiroshi Suzuki et Shunsuke Ôguchi, qui ont tous les deux terminé leurs études musicales aux Beaux-Arts. Nous sommes de la même génération, et ils étaient très motivés par ce projet, c’est pour ça que j’ai fait appel à eux. C’est Kurimoto, un des mes camarades de cours de mise en scène, qui me les a présentés. Ils sont membres du groupe Chanchiki Tornade [6], qui a déjà sorti plusieurs disques. Après avoir écouté leur musique, je leur ai proposé de s’en occuper.
Comment avez-vous travaillé la composition des morceaux ?
Ils ont composé en discutant beaucoup avec moi, mais pour les parties les plus importantes je leur ai laissé carte blanche.
Je me répète, mais en voyant certaines séquences comme celle du gymnase de boxe ou celle où l’auteur de manga Hattori se dispute avec son ex-petite amie, j’ai trouvé que tu étais très habile pour mettre en scène, non seulement avec réalisme, mais tout en faisant ressortir la force dramatique d’une scène. Je te pose cette question en tant que collègue cinéaste comme toi : comment arrives-tu à réaliser ainsi ? A quoi fais-tu attention pour tourner chaque plan, et dire ok ? Il est vrai que si on met beaucoup de temps dans la préparation, ou bien si l’on travaille avec des acteurs d’une troupe de théâtre avec qui l’on a l’habitude de travailler, on peut y arriver. Mais c’est assez étonnant que tu y sois parvenu avec une telle force et un tel niveau de réalisme à la fois, ceci avec des acteurs et une équipe avec qui tu as travaillé pour la première fois.
Puisque je n’ai jamais tourné de film commercial, je ne connais pas cette méthode dont tu parles. Mais pour cette fois-ci, j’ai rencontré tous les acteurs de façon informelle et j’ai beaucoup discuté avec eux sans aucune idée préconçue, et je leur ai transmis ma volonté. Peut-être que grâce à cela, les acteurs se sont motivés à se dire : « Je dois décider des intentions de jeu de mon personnage par moi-même ». Par ailleurs, pour les scènes d’action, je leur ai demandé de concevoir leurs mouvements sans mes directives, jusqu’à un certain point, entre eux au moment du tournage.
Quelle volonté as-tu transmise à Endô, qui joue le protagoniste Tamura ?
Concernant Endô, ce n’est pas seulement moi qui lui ai transmis ma volonté de façon arbitraire, mais j’ai aussi reçu sa passion bouillonnante, donc j’ai réfléchi vers quelle direction j’allais l’emmener. Je savais déjà qu’il était capable de produire un jeu très fort et expressif, comme durant la scène où Tamura marche seul dans les rues du quartier commerçant. Donc nous avons débattu plutôt en ce qui concerne la première partie du film, dans laquelle son personnage donne l’impression d’être un jeune homme très sérieux, pur, modeste et gracieux.
En ce qui concerne l’auteur de manga Hattori, c’est un caractère désabusé en un sens. Quelle volonté as-tu transmise à Iwase ?
La personne qui a dessiné le manga pour le film, était réellement quelqu’un de passionné par le manga, comme Hattori. Donc je lui ai dit de bien l’observer. Mais pour lui, je ne lui ai pas forcément transmis ma volonté. Iwase avait déjà tout compris de mes intentions, et il a créé la personnalité de Hattori par lui-même.
En réalité, ce n’est pas tant que tu as prouvé ton habileté en tant que réalisateur aux autres, mais plutôt que ta personnalité a motivé les gens autour de toi, au point qu’ils se sont dit : « S’il est engagé à ce point-là, alors je vais le faire. ». N’est-ce pas ?
Peut-être.
Cela signifie que tu as du talent en tant que réalisateur. Peut-être qu’ils ne comprennent pas bien ce que tu leur dis, mais tu réussis à les motiver à travailler pour toi.
Le musicien m’a dit la même chose.
Je crois que c’est un talent exceptionnel. Tu es un cinéaste idéal. Et maintenant, quel genre de film tu te destines à réaliser pour le prochain ?
Je voudrais tourner un film qui a une structure, dans laquelle des choses, complètement différentes et qui n’ont à priori aucun lien entre elles, bougent en même temps.
Tu aimes ce genre de film ?
Oui. J’aime que ça procure une sensation assez étrange.
Je trouve que c’est ce qui fait ta singularité. Tu parviens à combiner des choses qui se déroulent dans des endroits complètement différents, comme un puzzle. D’autre part, tu arrives à mettre en scène la boxe avec conviction, par exemple. Il n’est pas facile de réaliser ces deux choses en même temps. En général, si l’on songe à réaliser quelque chose de complexe, il arrive souvent que chaque élément ait tendance à devenir insuffisant. Mais dans ton film, chaque élément, comme la boxe ou le manga, a tellement de force... au point de pouvoir constituer un film en soi. Personnellement, même si cela dépend du scénario ou du projet, je pense que si tu essaies de réaliser un film très simple qui ne comporte qu’un unique élément, il peut devenir tout aussi puissant.
En effet. Pour le prochain film je voudrais faire en sorte que ce soit simple. Je veux réaliser un film sur la conscience, mais sans y mettre beaucoup de choses. Je tiens à ce que le film procure une sensation d’étrangeté.
Ça a l’air intéressant. Y’a-t-il quelque chose que tu voudrais ajouter pour terminer ?
Lors d’un colloque sur la caméra HD, Sôgo Ishii a dit qu’avant de devenir professionnel il avait tourné des films en 8mm, tout en considérant ces films différents de ceux réalisés par des professionnels. Et il a dit qu’aujourd’hui sur le plan technique, il n’y a pratiquement plus de différence entre amateur et professionnel. Puisque moi aussi j’ai tourné en 8mm, cela m’a beaucoup enthousiasmé. Je souhaite que Yellow Kid détruise l’image du jishu eiga ou du « film d’étudiant » et soit projeté en salle comme un véritable film de « cinéma ». J’espère de tout cœur que Yellow Kid contribue à cela et devienne un pionnier du genre.
Traduction du Japonais par Terutarô Osanaï et Dimitri Ianni.
Cet entretien a été réalisé le mercredi 18 novembre 2009 à la Tokyo Film School en présence des journalistes, après la projection de presse du film.
Yellow Kid sera projeté en présence du cinéaste le vendredi 26 novembre 2010 à 22h00 dans le cadre du 32ème Festival des 3 Continents à Nantes, ainsi que le lundi 29 novembre à 16h00.
[1] Yellow Kid est le film de fin d’études de l’auteur.
[2] Troupe à l’avant-garde du théâtre contemporain Japonais appartenant au mouvement Shogekijo (petit théâtre) et fondée par le dramaturge Daisuke Miura. Cette compagnie, qui s’attache à décrire de façon quasi documentaire la jeunesse désaffecté de son époque, se caractérise par son naturalisme extrême, un style en improvisation et une représentation très crue de la sexualité, n’hésitant pas à montrer des actes de fellation sur scène. Site Internet : http://www.potudo-ru.com.
[3] Il s’agit de l’École des Beaux-Arts de Tokyo, couramment abrégée en Geidai. Considérée comme la plus prestigieuse école d’art et de musique au Japon.
[4] Il faut savoir que la plupart des étudiants des Beaux-Arts intègrent cette formation après avoir acquis une certaine expérience professionnelle. Un peu comme la FEMIS en France, la moyenne d’âge des étudiants est plus élevée que dans les Master universitaires classiques. Le concours des Beaux-Arts étant très sélectif et les places peu nombreuses, il est donc très rare qu’un étudiant parvienne à l’intégrer directement après sa Licence.
[6] Formé par le compositeur Yuya Honda en 1999, cet orchestre d’inspiration Ching Dong (Ching Dong est une fanfare née suite au voyage d’un Japonais à la Nouvelle Orléans en 1910) est composé de douze musiciens, tous des diplômés des Beaux-Arts. Après le décès de Honda en 2004, Hiroshi Suzuki et Shunsuke Ôguchi en prennent la direction. Site Internet : http://www.chanchikitornade.jp.






