The Brøken
La vie de Gina McVey, radiologue qui franchit avec prudence les étapes de la vie en couple avec son petit ami Stefan, un architecte français, bascule lorsque, alors qu’elle est en train de téléphoner dans une cabine londonienne, elle s’aperçoit, dans la rue, au volant de sa propre voiture. Victime d’un accident de la route, elle peine à se remémorer ce qui s’est passé lorsqu’elle a suivi l’apparition, mais ne peut se défaire de l’appréhension qui contamine sa perception post-traumatique. A commencer par cette impression, que Stefan n’est pas Stefan...
Dans sa nature duale de champ et contre-champ du sujet qu’il reflète, le miroir a toujours été un terreau propice au développement d’une cinégénie fantastique. La symbolique du reflet et de son inversion, résonne dans chaque photogramme de The Brøken. Le film s’ouvre ainsi sur l’observation par Gina d’un cliché radiographique d’un sujet présentant un Situs inversus, condition dans laquelle « les principaux viscères et organes sont inversés dans une position en miroir par rapport à leur situation normale » [1]. La radiographie, image négative par définition, présente une anatomie miroir de la norme, reflet d’une certaine réalité. En l’espace d’une scène, en plus de préciser implicitement la profession de son héroïne, Sean Ellis esquisse le postulat de The Brøken par une double négation visuelle, plutôt qu’une affirmation verbale : la réalité du reflet n’est pas impossible.
Puisque cette réalité est possible, la perception par Gina d’elle-même sans l’interface d’une surface réfléchissante, traumatisme originel, devient une menace qui contamine l’ensemble du métrage. Si l’image que nous avons de nous même – celle-là même que l’on prépare, désir de projection ou tentative d’appropriation, devant le miroir – nous ment et nous échappe, que dire de l’image cinématographique, simulacre de la réalité par excellence ? Sean Ellis joue avec les cauchemars gigognes, les reflets dotés de vie propre, et l’omniprésence des surfaces polies, dont la fragmentation récurrente est évocatrice. Gina, finalement, dans son amnésie partielle et sa problématique identitaire, se retrouvant elle-même fragmentée.
On pourrait penser, avec une telle densité symbolique, funambule permanent au-dessus d’un précipice de lourdeur et redondance, que The Brøken est un film maladroit et raté. Pourtant, la terreur qu’il distille est passionnante, et ce pas seulement parce qu’elle fragilise l’équilibre de la sublime Lena Headey, pour laquelle toute appréciation, de beauté et de féminité, ne saurait être qu’un euphémisme. Sa mise en scène, clinique, impose autant qu’elle suggère le fantastique. Alors qu’à certains moments Sean Ellis se contente de fixer un visage pour suggérer l’existence d’une menace potentielle – que l’on ne peut s’empêcher de rechercher, de la même façon que l’on cherche inconsciemment à remettre les reflets « à l’endroit » pour identifier les protagonistes -, il se permet à d’autres de franchir le miroir, d’observer son histoire depuis l’autre côté. Fugaces, ces scènes sont simples et magnifiques, et achèvent de donner une cohérence parfaite au sujet, épuisé avec une rigueur déconcertante : de champ et contre champ, le miroir, par l’invisible qu’il délimite d’ordinaire et dévoile alors, devient de plus son propre hors champ.
Le plus impressionnant dans The Brøken, n’est pas tant la maîtrise de la mise en scène, son inépuisable mise en abîme, ou même la beauté de Lena Headey. Non, ce qui est remarquable dans ce second long métrage de Sean Ellis (Cashback), c’est que la réalité n’y explique en rien le fantastique puisque, au terme de notre compréhension, c’est l’inverse qui se produit : le fantastique explique une réalité perturbée, s’y installe, la redéfinit. Ce faisant, la notion même de fantastique s’étiole puisque celui-ci, même marginal, rentre dans l’état des choses. Et c’est en se défaisant ainsi du fantastique, que The Brøken s’inscrit comme peu d’œuvres récentes au plus profond du genre lui-même.
The Brøken est disponible en DVD un peu partout ; par contre il me semble avoir lu quelque part que la copie distribuée en France était la seule au format.




