The Butterfly Murders
Les premières oeuvres conservent souvent une force étrange et magique qui en font, malgré les imperfections, des diamants bruts qui continuent de briller et de fasciner malgré les progrès techniques et la perfection formelle des oeuvres postérieures. Dans des registres bien différents, que l’on prenne la peine de revoir THX 1138 de George Lucas, Violent Cop de Takeshi Kitano ou encore Mean Streets de Martin Scorsese et l’on s’en convaincra aisément. A revoir Butterfly Murders, le premier long métrage de Tsui Hark, qui, comme nombre de ses pairs finit d’aiguiser ses lames sur les "soap opera" de la TV cantonaise, on ne peut s’empêcher de penser que tout y est déjà : une incroyable maîtrise du montage, le rythme, une esthétique et un côté touche à tout de génie.
Salué comme l’un des films étendards de la nouvelle vague Hong-Kongaise de l’époque, Butterfly Murders est une relecture radicale des films de Wu Xia Pian dans la lignée de Chu Yuan ou du grand King Hu, son maître avoué. Subtile variation sur Les oiseaux d’Hitchcock, auquel le film emprunte sa thématique (les oiseaux sont ici remplacés par des papillons tueurs), Tsui Hark nous plonge dans une intrigue médiévale digne des grands films mystères de Chu Yuan [1].
Alors qu’une époque chaotique faite de guerres de clans se termine, une nouvelle ère s’annonce, en apparence plus paisible, dominée par 72 clans aux rivalités toujours vives. Un lettré, Fong Hong-Yei, célèbre témoin de son temps et narrateur, consigne les récits de cette période trouble dans ses écrits. Alors qu’un imprimeur est mystérieusement assassiné, suite à la visite d’un homme prétendant posséder des écrits de Fong racontant le terrible destin du château de Shum victime de papillons tueurs, le chef de guerre du clan Tien reçoit un appel à l’aide provenant du château. Ombre Verte, une mystérieuse femme, experte en déplacements aériens, se joint à lui, elle aussi est intéressée par les évènements se déroulant au château.
Envoyant son éclaireur, Grands Yeux, Tien rejoint ses hommes au château mais découvre que celui-ci est vide et son éclaireur assassiné. Rencontrant une servante muette provenant des souterrains du château, Tien, son homme de main et Ombre Verte se retranchent dans la caverne, bientôt accueillis par le maître Shum, accompagné de sa femme et de l’écrivain Fong, arrivé la veille. Alors que le maître narre les évènements qui ont décimé les habitants des lieux, débute un huis-clos sous tension. Au fur et à mesure que le mystère s’épaissit sur l’origine des meurtres aux papillons, les crimes se poursuivent inexplicablement. Le maître Shum, puis sa femme sont victimes des papillons. Suite à l’exécution du testament du maître, de nouveaux invités sont attendus, en la présence des trois fils du tonnerre, de redoutables guerriers aux pouvoirs non moins extraordinaires. Fong, à la manière d’un détective, observe et ne tarde pas à démasquer les apparences qui se cachent derrière l’apparente innocence des occupants du château et du maître des lieux, provoquant ainsi l’explication décisive.
D’un scénario classique de rivalité entre clans, Tsui propose une relecture originale et ambitieuse de la tradition du Wu Xia Pian : relecture thématique tout autant que formelle. Le choix des papillons apporte une touche poétique qui s’exprime dans le générique ainsi que dans la très belle séquence où l’on découvre l’art du contrôle des papillons, jadis maîtrisé par les femmes. Un filtre dilué dans l’eau vient envahir l’écran d’une nappe de fumée diaphane, au son d’une musique sybilline. Empruntant l’esthétique des films fantastiques européens des anées 70, grâce a un éclairage très travaillé, il entoure chacun de ses personnages d’un voile mystérieux et donne à ce thriller gothique son ambiance sombre et quasi ésotérique. Délaissant volontiers les costumes traditionnels chinois, il opte pour de grandes capes à capuches ainsi que des coiffures très libres et sauvages pour les guerriers Tien et Kwok Lik, offrant cette touche originale qui lorgne vers le fantastique autant que vers le film de cape et d’épée. Tsui semble partir dans toutes les directions, dans son ambition démesurée d’opérer une synthèse des cinémas de genre.
Tentant d’embrasser tradition et modernité, Tsui Hark, retourne aux sources de la Chine ancienne et de ses grandes inventions : l’imprimerie et la poudre à canon. La séquence chez l’imprimeur, dont le réalisme et l’approche rappellent celle de la fabrique d’armes dans The Blade, démontre un respect et un souci du détail historique dont seul King Hu et Li Han-Hsiang feront montre dans leurs plus grands succès. La découverte du laboratoire de recherche et de fabrique d’armes est l’occasion de rappeler que les alchimistes chinois inventèrent la poudre à canon et les grenades, dont l’importance dans le film est cruciale. En effet, c’est Kwok Lik, l’un des fils du tonnerre, qui en a la maîtrise. Ce qui lui permettra d’anéantir ses ennemis experts en arts martiaux, mais sera aussi la cause de sa perte. Habillement, Tsui confronte tradition et modernité : la tradition est représentée par les arts martiaux et la technique de contrôle des papillons, alors que la modernité est incarnée par les puissantes armes explosives, ou "armes de destruction massives" pourrait-on dire de nos jours. Cette confrontation, ne débouchera malheureusement que sur le chaos, épargnant néanmoins le narrateur, mais révélant le pessimisme anarchique de Tsui, animé à l’époque d’une force critique qui s’exprimera de façon plus criante encore dans ses films suivants.
Film d’arts martiaux au contenu politique, Butterfly Murders l’est à plus d’un titre. Il est même étonnant de concordance avec les évènements politiques de ce début de siècle. Les papillons tueurs, sont ici une menace instrumentalisée n’ayant pour but que d’attirer les chefs de clans et les faire s’entre-tuer. Mais quel est l’objet réel de ce conflit ? Une lutte fratricide pour la maîtrise et la possession des armes de "destruction massive" dont les recherches et la mise au point étaient menées en cachette au coeur des souterrains du château. Autre pivot central de l’histoire, le personnage de Fong, sorte de journaliste de la Chine médiévale, est un double du cinéaste. En même temps narrateur et témoin de l’histoire, son regard sur le monde est lucide mais détaché des évènements auxquels il ne participe pas activement. Intellectuel, il est méprisé par les guerriers chefs de clans. On peut y voir de la part de l’auteur, éternel rebelle, une allusion au comportement des politiques chinois vis à vis de la presse à son époque [2]. C’est grâce aux connaissances et à la perspicacité de Fong que les conspirateurs sont démasqués et leurs complots déjoués. Fong aura la sagesse, bien avisée, de quitter les lieux avant l’explication finale, comme s’il ne se faisait que peu d’illusions sur l’issue meurtrière du combat, tout comme le réalisateur sur la société. Spectateur impartial du chaos final, il sera finalement le seul vrai vainqueur.
S’il tend à une réflexion sur son époque, Tsui Hark n’en oublie pas pour autant de divertir le spectateur. C’est là que sa science du montage fait mouche, condensant habillement le récit et maîtrisant parfaitement la tension dramatique et le suspense Hitchcockien du film. Il n’oublie pas d’offrir quelques scènes spectaculaires, comme les combats aériens nocturnes ou le combat final, clin d’oeil au westerns. Annonçant ses oeuvres à venir, Butterfly Murders est aussi une réussite esthétique due à l’éclairage mais aussi à la mise en scène spectaculaire de Tsui, qui utilise au maximum toute la variété des angles de prises de vue : plongée, contre-plongées, caméra portée, prise de vue au très grand-angle ; confirmant Butterfly Murders comme son laboratoire expérimental, préfigurant ses oeuvres à venir.
Tel le papillon, dont la chrysalide contient la potentialité de l’être, le cinéma de Tsui symbolise la renaissance du cinéma de Hong Kong, fruit des métamorphoses successives opérées par l’instinct et le génie d’un créateur polymorphe.
The Butterfly Murders est disponible en DVD zone 2 français chez HK Vidéo dans le coffret "La trilogie du chaos", ainsi qu’en DVD et VCD HK chez Mei-Ah.
[1] Entré en 1971 à la Shaw Brothers, il réalisera plus d’une vingtaine de Wu Xia Pian, dont 17 adaptations de romans de Gu Long, apportant ainsi une touche particulière au genre en y mêlant mystérieux, intrigues de clans et arts martiaux.
[2] Il faut se souvenir que Tsui Hark, lorsqu’il était étudiant en cinéma aux Etats-Unis, s’est mis à s’interroger sur ses racines culturelles (il réalisera notamment un court métrage From Spike To Spindle partant sur la trace des chinois qui participèrent à la construction du chemin de fer américain). Il se plaignait du manque d’information dans les médias américains à une époque où les relations entre la chine et Hong-Kong étaient particulièrement tendues. C’était l’époque de la Bande des Quatre.



