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Japon

The World of Geisha

aka Yojohan Fusuma No Urabari - Man and a Woman Behind the Fusuma Screen - Behind the Paper Door - Le Rideau de Fusuma - Derrière les cloisons de papier | Japon | 1973 | Un film de Tatsumi Kumashiro | Avec Junko Miyashita, Hideaki Ezumi, Naomi Oka, Hatsuo Yamaya, Moeko Ezawa, Naomi Ooka, Go Awazu, Eimei Ezumi, Meika Seri

Alors que le Japon est à la veille d’une intervention militaire en Sibérie (1917), le pays est en proie aux émeutes urbaines provoquées par l’inflation du prix du riz. Loin de toute cette agitation, la vie d’une maison de Geishas s’active à satisfaire ses clients. Lors d’un premier rendez-vous avec Shinsuke, un dandy libertin, la belle Sodeko pourtant expérimentée, se montre timide et pudique. Alors que nous suivons la vie quotidienne des prostituées, entre la mélancolie des unes et la joyeuse paillardise des autres, la relation entre Sodeko et Shinsuke évolue vers une passion débordante d’érotisme et d’intensité. Sodeko s’abandonnant totalement au plaisir sexuel et tombe amoureuse, enfreignant une règle élémentaire.

Considéré comme le maître du Roman Porno [1], Tatsumi Kumashiro adapte librement un roman de l’auteur Nagai Kafu, décrivant les relations entre une Geisha et son client au cours d’une nuit. Sans surseoir aux règles du genre (une scène de sexe toutes les 10 minutes), il s’applique à décrire avec réalisme et dérision, la psychologie féminine et ses tourments, aux cours de rapports sexuels filmés dans la pénombre des moustiquaires.

Loin des fantasmes phallocrates masculins, Kumashiro montre la réalité sans fard ni romantisme esthétisant, de la relation charnelle mais avant tout mercantile, entre la prostituée et son client. Parsemant son récit de scènes de la vie quotidienne des Geishas, Il axe son étude sur trois portraits, dont le principal est interprété par la sublime reine de l’érotisme, Junko Miyashita (La Véritable Histoire de Sada Abe, La Maison des Perversités, La Femme aux Cheveux Rouge, Beauty’s Exotic Dance). Au début timide et réticente, l’expérimentée Geisha pourtant rompue aux stratagèmes masculins, finit par s’abandonner totalement au plaisir, début d’une nouvelle relation, mais aussi source de frustration et d’humiliation : Kumashiro montre Shinsuke et sa femme faisant l’amour dans un pousse-pousse, alors que Sodeko essaye de les rattraper pour s’expliquer avec son client.

Comme le montre le générique et plusieurs inter-titres qui ponctuent les scènette du film, l’homme ne s’intéresse finalement qu’à l’argent et se révèle incapable de s’engager totalement dans une relation. Ce rapport du sexe à l’argent est d’ailleurs traité avec symbolisme et humour au cours d’une scène étonnante : au cours d’une fête, une Geisha se dénude et par une acrobatie unique, happe un tube de pièces de monnaie avec son sexe ; elle entame ensuite une danse, recrachant une à une les pièces et faisant admirer sa prouesse physique. L’humour sert aussi pour Kumashiro à désamorcer la dureté des conditions de vie de ces femmes. L’entraînement des jeunes Geishas à bouger leur hanches afin de mieux distiller du plaisir, étant prétexte à un exercice d’acrobate : une femme doit monter un escalier en maintenant un oeuf serré entre ses jambes.

Les deux autres personnages féminins ne sont pas mieux lotis. L’une des femmes, qui construit sa relation uniquement sur l’argent, verra au bout du compte la mélancolie l’emporter et son patron la délaisser ; alors que la troisième qui se fie à son amour pour un militaire de base, éjaculateur précoce (qui n’a guère que cinq minutes entre deux permissions), sera déchirée par la séparation lorsque celui-ci lui annonce qu’il est envoyé en Sibérie le jour même. Ces destins liés par leur condition d’esclaves sexuelles ont un cruel parfum de désenchantement, qui contraste avec les habituelles productions du genre. Kumashiro fait preuve d’une sensibilité et d’un réel talent lorsqu’il film les ébats amoureux de son actrice fétiche. La caméra privilégiant les longs plan-séquence, filmés dans la pénombre, suivant les mouvements et les soubresauts des corps tordus s’abandonnant au plaisir. Rapprochant l’érotisme et la mort, à l’image de Bataille, Kumashiro démontre un pessimisme tragique magnifié par sa mise en valeur de la beauté féminine. Derrière la transparence diaphane des rideaux de papiers, suinte sueur et humidité. Nullement sordide, Kumashiro approche les rapport amoureux avec une franchise et une absence de conscience qui caractérise si bien les japonais et leur rapport aux choses du sexe. Il n’en oublie pas moins le destin de ces femmes vendant leur corps mais privées d’amour.

Le réalisme pessimiste appelle souvent la dérision. Cet aspect de l’oeuvre est ponctué avec beaucoup d’humour par une critique à l’égard de la stupidité des hommes, ainsi que de l’armée. A la fin du film, le jeune troufion se ridiculise en pleine rue, à moitié défroqué alors qu’il sort de la maison close pour rejoindre son régiment. Dans une autre scène, il se moque de l’armée en montrant deux militaires qui parlent de sexe et de femmes en plein exercice d’entraînement au sol. Cet aspect s’éclairant par la jeunesse du réalisateur, issu d’une famille à la figure paternelle très rigide (il évoque s’être fait battre à plusieurs reprise par ses supérieurs durant son service militaire).

Tourné avec une évidente économie de moyens, le récit a la temporalité décousue, et seules des photos d’actualité et les inter-titres évoquent un repère chronologique basé sur les évènement historiques de l’époque (la montée de la révolution russe, les émeutes du riz...). Construite comme une succession de tranches de vie - voire de sexe -, la continuité du récit est déterminée par les rapports sexuels rythmant la vie de ces femmes, et déterminant leurs changements psychologiques, bien étrangers aux évènements en cours. Ce contraste frappant semble placer ce monde interlope dans une sorte de prison ou piège social, marginalisant un peu plus ses occupants.

Si The World Of Geisha n’est pas exempt de reproches, notamment quelques facilités de montage, l’absence de moyens patents à l’écran, en est une des principales raisons. Mais cela n’empêche pas la créativité de Kumashiro de s’exprimer au travers d’une véritable démarche d’auteur, dont la liberté fut toujours encouragée par un studio, grand pourvoyeur de jeunes talents, qui sut prendre des risques en des temps difficiles. Bien que la série Roman Porno fût arrêtée en 1988, on ne peut s’empêcher de penser, au travers du magnifique Freeze Me de Takashi Ishii (2000), à un certain héritage renouvelé avec talent.

L’austérité de la mise en scène et la finesse de l’étude psychologique confèrent à The World Of Geisha une touche plus proche de la nouvelle vague, ayant par ailleurs séduit François Truffaut (cf jaquette de l’édition US), que du cinéma d’exploitation. Une excellente entrée en matière dans le genre !

Existe en DVD (US) chez KimStim Films (NTSC - Zone 1) et également en VHS (NTSC) et DVD (zone 2) au Japon

Pour plus d'infos (en japonais) : http://www.nikkatsu-romanporno.com
Le site de Zeni, collaborateur de SdA et spécialiste en la matière (en français) : http://www.cho-yaba.com/pinku/pinku.php

[1Contraction des mots "romantique" et "pornographique", le genre est lancé en 1971 par la société de production Nikkatsu, alors au bord de la faillite. Sans être explicitement pornographiques (à cause de règles de censure strictes), ces films décrivent souvent des situations sexuelles surprenantes et des obsessions perverses au cours de films au format court (70 minutes), permettant ainsi la double voir triple programmation dans un réseau de petites salles spécialisées. Même si les budgets sont faibles (mais pas autant que les pinku-eiga), les premiers Roman Porno étaient filmés en scope avec des décors recréés démontrant un sens esthétique et psychologique travaillé, pour les meilleurs d’entre eux (Tatsumi Kumashiro, Noboru Tanaka, Chusei Sone, Masaru Konuma...).

- Article paru le lundi 18 octobre 2004

signé Dimitri Ianni

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