Touchez pas au grisbi
(salauds.)
La langue française ne manque pas de mots d’argot pour désigner l’argent : le flouze, la thune, la galette, le grisbi... Ce dernier terme a été immortalisé par Francis Blanche dans la désormais scène culte de la cuisine des Tontons flingueurs [1] .
Touchez pas au grisbi fait partie de ces films victimes de la machine à essorer télévisuelle. Ils sont passés puis repassés tellement de fois sur le petit écran, que l’on ne leur accorde plus la moindre attention. Mais voilà qu’occupé à autre chose, la boîte à images restée allumée par habitude, le film de Jacques Becker a capté mon attention, sa classe me sautant aux yeux.
La trame de ce classique du film de gangster à la française est désormais des plus traditionnelles. Max, un vieux gangster joué par Jean Gabin, vient d’effectuer son dernier casse et veut se ranger des voitures. Mais les 50 millions de francs dérobés sous la forme de lingots d’or suscitent les convoitises de jeunes loups menés par Angelo. Ce trafiquant de drogue de Pigalle, joué par Lino Ventura, kidnappe « Riton », l’ami de 20 ans de Max, pour récupérer les barres...
Le film bénéficie d’un casting de première bourre. Gueule d’ange a échangé son physique de jeune premier pour cette carrure imposante, signature de la dernière partie de sa carrière, mais Jean Gabin porte encore beau. Le succès du film permettra de relancer sa carrière. Lino Ventura, alors organisateur de tournois de lutte, y fait ses premières armes d’acteur, tandis que Jeanne Moreau nous offre l’une de ses premières prestations.
Touchez par au grisbi est un vrai film de gangsters ; les policiers n’y occupent aucune place. Le film sera centré sur le milieu. Le réalisateur nous le fait clairement comprendre dès l’ouverture : des clients ordinaires sont sèchement éconduits du restaurant réservé aux affranchis. Merde alors, ils ne doutent de rien les caves cette année, s’exclame l’une des convives après leur départ. Même si cet argot du milieu est désormais suranné - le film est adapté d’un roman d’Albert Simonin, auteur d’un dictionnaire d’argot - il ne constitue pas moins l’un des plaisirs de ces polars à la française.
Jacques Becker filme des gangsters, mais surtout des hommes vieillissants. Dans une scène incroyable, il prend tout son temps pour filmer Max dans sa nouvelle planque, en train de se laver les dents en pyjama avant d’aller au paddock. Nous sommes loin de l’image hollywoodienne du gangster, même s’il s’agit d’une histoire d’amitié virile à la vie, à la mort. Après minuit, Max a désormais l’impression de faire des heures supplémentaires, mais s’il faut sortir l’artillerie pour sauver un vieux pote, il répond présent. De même que leur ami commun, le patron de la boîte de Pigalle, rôle dans lequel Paul Frankeur fait forte impression.
Touchez pas au grisbi passe comme un charme. La mise en scène bien huilée Jacques Becker lui donne une belle fluidité. Le thème du film, composé par Jean Wiener, qui est aussi l’air de Max, baigne le film et contribue au charme de l’ensemble. La même chose peut être dite de la somptueuse photographie en noir et blanc. Le directeur de la photographie, Pierre Montazel, se permet même certaines audaces dans ce film d’une facture classique. Comme cette scène où après avoir fait l’amour avec Betty, Jean Gabin s’allume une cigarette, le chef opérateur maintenant le reste de son visage en gros plan dans le noir.
Une question avant d’abandonner mon clavier. Comment reconnaître les bons et les méchants dans un film français de gangsters d’après-Guerre ? Les premiers utilisent des armes anglaises et américaines, des mitraillettes Sten et Thompson, et les seconds des armes allemandes, un pistolet-mitrailleur MP40 et des grenades à manche.
Touchez pas au grisbi est disponible en France chez Universal Studio Canal Video, mais aussi aux Etats-Unis chez Criterion, avec une très belle copie.
[1] Les tontons flingueurs est l’adaptation du troisième roman d’Albert Simonin centré sur "Max le Menteur".




