Une balle perdue
Traînant une réputation de chef-d’oeuvre nourrie par la légende [1], devenu mythe depuis, Une balle perdue contient en germe l’une des premières tentatives de définition de l’héroïsme tragique, tel qu’il resurgira au début des anées 80 (notamment dans le cinéma de Hong-Kong) ; tout en étant une âpre critique politique et sociale de son époque. Pour le réalisateur Yoo Hyeon-mok, qui empreinte ici autant au néoréalisme italien, qu’au polar américain des années 50, tendance Samuel Fuller, il s’agit de livrer une vision sans concession de la course vers la modernité que connaît son pays à l’époque, sous l’impulsion de la politique américaine.
Adaptation d’une nouvelle de Yi Pomson, Une balle perdue décrit la vie misérable et désespérée d’une famille nord-coréenne ayant quitté son pays natal lors de la libération. Peinant à faire vivre sa famille, Song, un comptable besogneux souffrant d’une rage de dents, est entouré de sa femme enceinte, d’une mère alitée devenue à moitié folle, d’une fillette en guenilles, d’une soeur qui se prostitue auprès des GI américains, et d’un frère cadet, Young, ancien militaire démobilisé au chômage, et décidé à vivre coûte que coûte ses rêves de jeunesse. Alors que le sort s’acharne sur la famille, Young décide de commettre un hold-up au péril de sa vie.
Habitant ironiquement le « quartier de la liberté », la famille décrite par Yoo Hyeon-mok est déracinée et illustre parfaitement la misère dans laquelle vivait toute une partie de la population, laissée exsangue par des années de guerre fratricide. Le parti pris stylistique qui use et abuse même, des emprunts au néoréalisme (pourtant largement dépassé à l’époque) ne trompe pas et vise à accentuer le contraste entre le monde isolé des bidonvilles situés dans les hauteurs de Séoul, et la ville trépidante où résonne en permanence le klaxon des voitures, et où les vitrines et les marchés sont richement achalandés. Ainsi une simple paire de chaussures - que le père promet chaque jour d’offrir à sa fille - devient un symbole du manque et de la condition humaine de ces personnages. La fillette ne s’y trompe d’ailleurs pas, à l’image du film entier, et traite ouvertement son père de menteur. Car c’est bien à l’illusion entretenue par le « spectaculaire » que le film s’en prend.
Une balle perdue dénonce vigoureusement la société des apparences, qui est en train d’émerger sous l’influence américaine et l’occidentalisation d’une société qui instrumentalise à son avantage, les valeurs confucéennes du sacrifice par le travail et du respect de la hiérarchie. Ainsi l’employé Song bien que comptable, ne gagne pas de quoi se faire soigner sa rage de dents. Ce dernier doit travailler de longues heures alors que son patron s’offre du bon temps avec sa secrétaire ; le soir, il parcourt un long chemin de retour, à pieds, jusque dans les hauteurs des collines pour retrouver son bidonville. L’auteur insiste de façon récurrente au cours du film sur son cheminement, comme pour souligner la conception martyrologique de son personnage qui cherche par l’abnégation et le sacrifice à s’élever honnêtement, épousant ainsi les nouvelles valeurs émergentes. A cette situation, s’oppose le chômage des anciens combattants, dont l’humiliation est pointée du doigt par l’absence de reconnaissance de cette même société pour laquelle ils se sont sacrifiés. On les voit souvent ensemble, partager fraternellement un verre dans une auberge la nuit, ou dans un bar pendant la journée. Les anciens militaires sont les garants des valeurs de solidarité et d’héroïsme que Young personnifie dans sa quête existentielle. Résoluement volontariste, il ne suporte pas son camarade estropié qui s’apitoie sur son sort. Malgré sa quête éperdue, symbole des espoirs de la nouvelle génération, il n’est pas prêt à tous les déshonneurs pour y parvenir.
Ce que Young ne supporte pas, ce n’est pas tant sa pauvreté que l’absence de reconnaissance que lui oppose ceux qui jouissent d’une place chèrement acquise par leur labeur. Pour le réalisateur, dont la voix de Young fait écho, « la société est un peep-show ». Tout n’est qu’un leurre, permettant ainsi à la misère de se maintenir dans l’illusion d’une vie meilleure par le sacrifice et le travail. Cette illusion est habilement dénoncée, dans la scène où Young se rend au studio de cinéma pour obtenir un travail comme acteur. Young refuse avec véhémence le rôle quand il se voit proposer d’incarner un ancien militaire, ses blessures de guerre s’y prêtant particulièrement. Non seulement Yoo Hyeon-mok critique l’instrumentalisation du héros et ancien combattant comme objet de distraction, mais il fustige du même coup toute l’industrie cinématographique de son époque, toute occupée à distraire les masses [2] plutôt qu’à porter un regard juste sur le contexte social de son époque.
Le héros tragique émerge alors et n’a d’autre solution que d’affronter son destin. Étranger au monde qui l’entoure, tout comme le seront les héros de Chang Cheh ou ceux de John Woo un peu plus tard, et sans illusions sur son sort, il suit ses instincts et choisi de vivre intensément le moment présent. La préparation du hold-up montre à cette occasion le talent de Yoo Hyeon-mok qui par quelques plans transpose son discours en images. Young est comndamné avant même qu’il n’agisse : une cage de mésanges au premier plan le montre téléphonant à son ami pour lui demander d’amener sa Jeep à l’endroit convenu. Le revolver qu’il trouve chez son ancien amour disparu est lui aussi un signe du destin. La figure tragique du héros se révèle donc par la construction même de l’oeuvre. A l’image du générique, lancé par une musique dramatique montrant une sculpture d’un penseur devant un grillage donnant sur une rue animée, Une balle perdue est une méditation sur la tragédie humaine rapportée à son contexte social. Cette démonstration vise à définir l’essence tragique du héros et ainsi dénoncer l’aveuglement collectif face à la réalité. Le point d’orgue du film étant sans conteste la fuite du héros poursuivi par la police à travers les rues jusqu’au coeur d’une usine. Yoo Hyeon-mok jouant alors sur l’apparent effet de suspense pour y glisser quelques images subversives : au cours de sa fuite, Young croise une femme morte pendue avec un bébé pleurant sur son dos, un peu plus loin il croise un groupe de grévistes, et lève le poing avec eux.
Mais là où Young échoue de part sa nature même, son frère Song n’aura guerre plus de chance. Après l’avoir quitté après son arrestation, ce dernier ère dans les rues de Séoul, divagant et souffrant de plus en plus de sa rage de dents. La fonction du héros sacrifié aura été politique. Elle aura participé à l’éveil des masses en dévoilant leur aveuglement face à la réalité. Il faudra la mort de sa femme, souffrant d’un accouchement difficile, pour que Song réalise enfin que sa vie entière n’aura été que souffrance inutile, et plonge alors dans le gouffre du désespoir cheminant vers la folie. Car que reste t-il comme issue pour ceux qui ne peuvent endosser une mort héroïque (comme celle de Young) ? Dans un final tragique de toute beauté, tout comme sa mère folle qui répète à longueur de journée « Partons, partons... », il s’évanouira dans un taxi sous l’assourdissant vacarme urbain, murmurant ces mêmes paroles, se considérant au final comme une balle perdue. Yoo Hyeon-mok niant ainsi toute issue possible à cette génération marginale des classes pauvres, sacrifiée sur l’autel de la reconstruction économique du pays. Que ce soit par une vie austère et honnête ou par la révolte impulsive et la vie facile, nul n’échappe à sa condition humaine et à la triste réalité, faite ici de corruption, d’inégalités sociale, et d’apparences.
S’il est volontiers considéré comme un chef-d’oeuvre dans son pays, il conviens de nuancer cette légitimité. Une balle perdue est sans conteste un film majeur au regard d’une production coréenne des années 60 dont il ne reste que peu d’oeuvres visibles ; mais apparaît néanmoins surévalué au regard de chef-d’oeuvres mondiaux auxquels il emprunte parfois avec trop de facilité. Que l’on songe au Voleur de bicyclette (1948) de Vittorio De Sica, réalisé plus de dix ans auparavant, ou encore au Chien enragé (1949) d’Akira Kurosawa et l’on s’en convaincra aisément. Par ailleurs, si la performance des interprètes Choi Mu-ryong (Song) et Kim Jin-kyu (Young) est irréprochable, certains personnages secondaires manquent de relief, leur jeu étant bien moins expressif. La représentation de l’amour entre le héros Young et son ancienne amie, jouant des conventions du genre sans grande imagination.
D’une noirceur morale et d’une construction dramatique imparable, Une balle perdue contient en germe les développements futurs du nouveau polar coréen, dont la contextualisation du héros est une donnée essentielle. Se démarquant radicalement d’un cinéma encouragé à l’époque comme pur divertissement et bridé par la censure, son auteur y livre une critique pessimiste de la réalité sociale et historique de son pays, tout en redéfinissant le modèle du héros tragique dans le cinéma asiatique. Cette tendance toujours présente constitue même la marque d’un cinéma coréen mêlant adroitement cinéma d’auteur et traitement de genre. Depuis Lee Chang-Dong et son Green Fish (1997), en passant par les films de Park Chan-wook, Une balle perdue n’est pas étranger dans l’approche adoptée par des réalisateurs au regard lucide, n’ayant pas abdiqué face à l’influence des modèles commerciaux américains.
Une balle perdue a été projeté dans le cadre de la rétrospective 50 ans de cinéma coréen à la Cinémathèque Française.
Il est par ailleurs disponible en DVD coréen (toutes zones), son audio DD 2.0, format 4:3 (format original), sous-titres anglais non amovibles.
[1] Le film fût présenté après la chute du dictateur Yi Sungman, premier président de la Corée du Sud, suite à la révolution des étudiants en avril 1961. Mais le gouvernement suivant décida d’en interdire la diffusion, jugeant sévèrement le réalisme pessimiste du film. Réputé perdu, il ne reste à ce jour qu’une copie sous-titrée en anglais.
[2] Dans les années 50/60, avec près de 200 films produits par an, le cinéma était la principale distraction populaire du pays. L’état le favorise d’autant par une exonération complète de taxes, mais impose en retour une censure rigide.




