La Vengeance de la sirène
Nous sommes la nature qui se défend.
Beaucoup d’amateurs de films d’horreur connaissent Toshiharu Ikeda grâce au premier opus de la trilogie Evil Dead Trap, un temps fleuron de collections de cinéma plus ou moins extrême façon Unearthed Films, récemment sorti de la marge par de nombreuses éditions remasterisées de par le monde [1]. Un film qui lorgne du côté du Dario Argento de la grande époque, teinté d’image vidéo, d’urbex et de cinéma snuff, au final dingue et grandiloquent... et qui ne caractérise pas spécifiquement la carrière de son réalisateur. Bien connu des rédacteurs et lecteurs de Sancho pour son travail dans le pinku eiga, le v-cinema d’exploitation (XX : Beautiful Prey, Scorpion Woman Prisoner : Death Threat), le polar (Hasami otoko) ou encore le film de yakuza lyrique (Misty), Ikeda est un metteur en scène éclectique et talentueux, qui n’a a priori été primé qu’une fois dans sa carrière pour son travail derrière la caméra, pour un film longtemps inédit en occident : La Vengeance de la sirène. Grâce à Carlotta Films et Third Window Films, il est désormais possible de rattraper cette petite merveille de 1984, adaptée d’un manga de Kazuhiko Miyaya, qui s’avère rétrospectivement incarner une espèce de somme anticipée de l’œuvre de Toshiharu Ikeda.
Dans un petit village côtier du Japon, Keisuke et sa jeune épouse Migiwa vivent de pèche aux ormeaux, s’inquiètent de la suralimentation qui vide leurs eaux, et pestent contre le projet d’un parc d’attraction qui menace leur environnement. Un soir qu’il cuve son alcoolisme râleur dans sa barque, Keisuke est témoin de l’assassinat d’un homme pêchant à proximité. Personne ne le croit... Ce qui ne l’empêche pas de se faire éliminer à son tour, un jour qu’il veille sur la plongée de sa femme, qui le voit couler et échappe de peu à sa propre exécution, ainsi qu’à la noyade. Rescapée, elle se rend compte que la police la croit coupable de la mort de Keisuke ; aussi Shohei, ami de ce dernier et héritier de la famille Miyamoto, responsable de l’industrialisation à marche forcée de la région pour le compte d’un clan de yakuza, décide-t-il d’envoyer Migiwa se cacher sur l’île Wakatano, dans un bordel. Mais Migiwa, traumatisée et obsédée par la perte d’un mari avec qui elle ne faisait pourtant que se chamailler, va vite dénouer le nœud des responsabilités et entamer sa vengeance...
Piller la mer avant de la polluer, violer une femme avant de la tuer... Les hommes dans La Vengeance de la sirène, à l’exception de Keisuke, sont tout entier tournés vers l’exploitation, de la nature et de la femme, et Ikeda va profiter de la figure de Migiwa pour retourner les deux contre leur violence cupide. Ainsi que l’illustre le slogan choisi en introduction de cet article, Migiwa est la nature qui se défend – et plus particulièrement la mer, et l’eau en général. La plongeuse vit et échappe à la mort à plusieurs reprises sous l’eau, se venge comme mue par la pluie et le vent, invoque la protection des éléments... Est-ce un hasard si les éléments tiennent à l’époque, puisque le Typhoon Club de Shinji Somai sortira un an plus tard, une place si importante au sein de la Director’s Company [2] ?
Si l’on en croit les souvenirs du scénariste Takuya Nishioka, La Vengeance de la sirène s’est nourri de la colère et de l’énergie insufflées par Ikeda pendant le tournage, bien décidé à arrêter le cinéma après sa frustration pendant le montage de son Angel Guts : Red Porno adapté des manga de Takashi Ishii pour la Nikkatsu, avant de se laisser convaincre de rejoindre la Director’s Company pour un dernier essai. Dans ce supposé baroud d’honneur, l’actrice Mari Shirato (elle aussi primée à l’époque de la sortie du film) transcende sa seconde peau, faite du sang de ses victimes, pour porter un militantisme tout entier tourné vers l’action violente - et soutenir, déjà, la liaison entre écologie et féminisme. Entre contemplation sous-marine, bercée par la musique de Toshiyuki Honda dont le thème a été pensé comme un requiem jazz pour le personnage de Migiwa, et l’énergie dévastatrice de la colère de son héroïne, en phase avec celle de son réalisateur, le film, n’accusant pas ses quarante ans, constitue un impressionnant et très actuel soulèvement de la mer.
Charge enragée contre le nucléarisation du Japon, incroyable attentat contre les forces écocides, La Vengeance de la sirène est un film précieux, délicat et extrême à la fois, au croisement du mystique, de l’exploitation, du pinku, du gore, du social, du lyrique... C’est en cela qu’il se positionne au cœur du cinéma d’Ikeda, et que les nombreux miroitements qui le parcourent éclairent toute sa filmographie. [3]
La Vengeance de la sirène est disponible en Blu-ray chez Carlotta Films. Copie 1:37 superbe.
Dans les suppléments, le scénariste Takuya Nishioka revient sur ses débuts en tant qu’assistant-réalisateur, la naissance de la Director’s Company et le caractère oppressant d’Ikeda, perfectionniste en diable ; tandis que le spécialiste James Balmont nous permet de creuser la carrière du musicien Toshiyuki Honda, saxophoniste surdoué qui a beaucoup collaboré avec Ikeda, ainsi qu’avec Juzo Itami, et que les fans d’animation connaissent par sa BO du Metropolis de Rintaro.
Remerciements à Pauline Boisseau et Carlotta Films.
[1] Et notamment en France grâce au Chat qui fume.
[2] Société de production indépendante, constituée uniquement de réalisateurs dont, entre autres, Kazuhiko Hasegawa, Shinji Somai, Toshiharu Ikeda, Sogo Ishii, Kiyoshi Kurosawa, Banmei Takahashi...
[3] Au point de résonner jusque dans la triste fin du réalisateur, a priori suicidé par noyade en 2010.




