Wang Bing
Sancho : Bonjour et merci de nous rencontrer aujourd’hui.
Wang Bing : De rien (rires).
Nous nous sommes rencontrés au début du mois de novembre, revenons sur ce que vous nous aviez dit à ce moment-là. Vous parliez de l’importance de filmer le quotidien et la vie ordinaire.
Je ne sais pas vraiment ce qu’est la vie ordinaire et ce qui ne l’est pas.
Pardon, vous filmez les « petites gens » que les autres ne filment pas ?
Ce qui m’intéresse, c’est de filmer la vie des gens qui n’ont pas de pouvoir. Ces gens-là constituent la majorité des chinois. Tandis que ceux qui ont du pouvoir, et qui sont les plus représentés, sont minoritaires. Il me semble que la vie de cette majorité doit être intéressante aussi.
Suivez-vous la même démarche depuis votre premier film ? Par exemple, vous avez découvert un asile et décidé d’en filmer les occupants il y a de cela déjà longtemps.
Je fais les films que j’ai envie de faire. Trouver une continuité dans mon œuvre, c’est plutôt une question pour le spectateur qui regarde mes films.
Mais n’avez-vous pas une forme de motivation qui serait toujours présente ? Vous explorez le documentaire, la fiction, et toujours on retrouve votre « touche », très présente.
Il y a dans mon cinéma des moments en opposition et d’autres en similitude. Le cinéma est fait d’influences et on retrouvera forcément des choses ressemblantes d’un film à l’autre.
Comment trouvez-vous vos idées ?
Quand je vois une personne, je me dis qu’elle est intéressante et j’ai alors envie de la montrer aux autres. Je ne sais pas encore quel sera mon prochain film après ’Til Madness Do Us Part.
Aviez-vous à l’origine un « projet » qui consisterait à filmer toutes les facettes de la société chinoise ?
Non, quand je tourne je n’ai pas de prévisions. Même si ça m’arrive quand je tourne un film d’avoir une envie du suivant. Cependant, le plus souvent, je tourne sans savoir ce qui suivra. Jusqu’à l’année dernière en mai, j’étais attelé au montage des Trois sœurs, et c’est dans cette période qu’on m’a dit qu’il serait possible de filmer dans l’asile. J’avais donc la confirmation que le projet était possible en théorie, mais je ne savais pas si j’avais les moyens de le faire vraiment. En janvier dernier, j’ai eu la véritable confirmation. A ce moment, j’étais déjà prêt à filmer d’autres choses, sur un autre sujet. Si ’Til Madness Do Us Part n’avait pas été possible, j’aurais réalisé un autre film.
Comment en arrive t-on à commencer directement par un film long de neuf heures ?
Quand j’ai réalisé A L’Ouest des rails, je n’avais aucune pression. Ceux qui réalisent des films de deux heures subissent une forte pression financière. Un film de deux heures est déjà « long » en soi et donc coûte cher, ils subissent en même temps une pression du marché. Il faut que le film soit entièrement rentable. Moi, je n’avais pas cette pression. Il n’y avait personne pour me superviser ou me donner de l’argent, je pouvais donc tourner au gré de mes envies.
Cependant, en dehors des pressions financières, notre culture du cinéma aujourd’hui nous conduit à penser au film comme une œuvre durant entre une heure trente et deux heures.
C’est juste une pression que l’on s’impose à soi-même, les salles de cinéma et leurs grilles de programmation nous imposent cela aussi. Les gens aujourd’hui sont très occupés, voire trop occupés pour aller au cinéma ; il faut en plus trouver des amis avec qui y aller, des amis qui eux aussi doivent alors trouver le temps, etc. Les gens qui travaillent sont fiers de leur argent et vont donc voir des films. Ceux qui n’ont pas de boulot, pas d’argent, ne vont pas forcément trouver la motivation pour aller au cinéma.
Mais à part cette pression de la société, on a aussi notre culture héritée de l’enfance, de voir des films formatés au format une heure trente-deux heures. Comment fonctionne votre créativité par rapport à cette culture ?
Bien sûr, les gens en Chine regardent des films mais ce n’est pas un phénomène culturel comme en France. L’art cinématographique est très connoté divertissement. Ou alors, un problème social particulier est mis en lumière par un film, et les gens vont donc aller le voir. C’est le goût de la polémique. Mais en soi, aller voir des films n’est pas nécessaire, et les films chinois n’ont pas la même profondeur que les films français. Les chinois ont donc une distance par rapport aux films, par rapport à l’impact que peut avoir un film sur leur vie. Je n’ai pas ce genre de raisonnement. C’est toujours quelqu’un d’autre qui va me dire si mon film doit être raccourci. Par exemple, un producteur. Je n’ai pas de producteur donc voilà !
Les durées de vos films sont très diverses. Pourquoi une telle disparité dans le temps accordé à un sujet ?
Pour L’Homme sans nom j’avais un certain nombre d’heures de rushs. Après le montage il m’a semblé qu’en 90 minutes j’avais déjà mon histoire comme je la voulais ; un film complet à mon sens. Pour Fengming, Chronique d’une femme chinoise, j’avais d’abord fait un montage de 2h15 mais il m’a semblé qu’il manquait une partie de l’histoire, celle qu’elle raconte à propos de son mari. J’ai donc rajouté une heure de film.
Dans Fengming, au cours du film, le soleil se couche et donc la lumière à l’intérieur est de plus en plus réduite. Finalement, alors que le spectateur s’est habitué et en a même oublié la luminosité du début, Fengming se lève et allume une lampe. C’est un très beau plan.
On tournait et il faisait de plus en plus noir, il devenait donc impossible de filmer sans lumière. Même pour moi c’était compliqué puisque je ne la voyais plus bien. Cependant, les gens ont leurs habitudes et j’ai donc attendu qu’elle allume la lumière d’elle-même, mais en tant que réalisateur j’aurais préféré allumer la lumière même avant ! Simplement, dans la vie quand il fait noir, on allume la lumière.
Quelles relations entretenez-vous avec les êtres que vous filmez ? Une critique de ’Til Madness Do Us Part, à notre avis fausse, dit qu’avec l’asile vous aviez trouvé le sujet parfait puisque les fous ignorent votre présence, et que donc vous et la caméra êtes totalement invisibles.
Oui évidemment, je ne veux pas les influencer, leur donner de directions. Pour Les Trois sœurs, nous étions nombreux dans la maison et il m’était facile de trouver un coin où me poser pour les filmer discrètement. Les sœurs étaient trois donc avaient leur propre jeux et n’avaient pas besoin de moi. Mais il m’arrive en dehors des heures de tournage, de discuter et d’échanger avec mes sujets.
Je peux utiliser dans mes films les informations que je récupère à ces moments. Mais lorsque je filme, je suis juste dans une situation d’observateur et je ne participe jamais.
Mais dans le cas de L’Homme sans nom, un homme qui vit complètement seul, comment filmer sans que le sujet n’interagisse quand même avec vous ?
Parfois il faut du temps pour certaines personnes. Certains réagissent bien directement à la caméra, d’autres réagissent mal et il est alors inutile de tourner. Le produit final risquerait de ne pas être intéressant. Le film ne serait pas naturel et le sujet aurait une forme d’antagonisme par rapport à la caméra.
A un moment, l’homme sans nom marche devant vous et semble s’arrêter un instant, comme à la recherche de votre présence.
Ça ne sert à rien d’éviter ça. Il sait que je suis là et donc ça arrive qu’il me regarde. Dans Les Trois sœurs aussi, beaucoup d’enfants venaient voir la caméra. Cela aussi je ne l’ai pas coupé.
Je veux filmer les faits, la réalité. Le sujet fait sa vie, est occupé et donc souvent ne va pas s’occuper de moi. Il ne faut cependant pas chercher à supprimer les regards caméra.
A propos des Trois sœurs, la première partie du film nous donne très peu d’informations sur leur vie, mais nous présente plutôt un mode de vie fruste mais très lié à la nature, les éléments, etc. Comme une vie dure qui va pourtant de soi. Mais la deuxième partie nous montre un conseil du village où sont discutées des questions de taxes, propriété privée, etc.
La Chine traverse un grand changement, qui pourrait être encore plus important que celui connu par les villes auparavant. Ce changement concerne les paysans et la campagne, qui jusqu’à maintenant ne payaient pas de taxes. Actuellement la Chine compte un milliard de paysans. Il y a de nombreuses façons de payer des taxes : TVA sur un logement, cotisation des impôts, taxes sur les objets achetés... Sauf que les paysans mangent ce qu’ils cultivent, construisent eux-mêmes leur maison. Ils ne participent pas à cette partie de la fiscalité chinoise, ils n’y sont pas intégrés. Au contraire, les citadins n’ont rien par eux-mêmes. Tout ce qu’ils possèdent, ils le louent ou l’achètent. Ils sont toujours au sein de cette économie. Les paysans ont donc un statut de consommateur minimal et ne font pas tellement vivre l’économie puisqu’ils restent chez eux ou cultivent leurs champs. Une sorte d’autonomie financière. La question n’est pas de savoir si la situation est juste ou injuste. Mais la paysannerie n’est pas encore entrée dans ce système et d’énormes changements sont à prévoir. Les paysans ont même leurs puits et sont souvent autonomes au niveau de l’eau. L’important est le changement à venir ; la paysannerie intègre lentement un mode de fonctionnement qui est celui des villes.
Est-ce qu’il n’y a pas là un conflit ?
Non, l’État va recevoir énormément d’argent grâce aux prélèvements. Les paysans ont leur terres, mais si l’on passe sur un statut qui est celui des villes, l’État reprendra leurs terres et les paysans ne seront plus à même de construire leurs propres maisons.
En France, vous êtes propriétaire à vie. En Chine, le bail de propriété n’est que de 70 ans. Il faut racheter une maison après 70 ans. Et ce nouvel achat, c’est comme payer une taxe à l’achat. On consomme à travers les taxes. L’État va se réapproprier des terrains, mais selon moi le but réel de l’État est de de faire de ces citoyens « à part », des citoyens soumis à la fiscalité. Ces citoyens sans leur maison, terrain, devront alors forcément consommer et donc subir de plus en plus de taxes.
La paysannerie est très pauvre. Comment faire pour changer ça ? Ces gens ont toujours possédé les choses de façon « éternelle », cela ne va plus être le cas. Il y aura peut-être des bons côtés à ça. Donc quand je filme Les Trois sœurs, il n’y a pas de rapport justice/injustice, par rapport à ces changements.
Vous vous mettez dans des situations extrêmes, est-ce que c’est dur ou est-ce vous en prenez du plaisir ? Vous vous impliquez dans un vécu parfois difficile.
Non ce n’est pas difficile. Les choses sont là, que je les filme ou pas. Que j’en souffre ou pas, les choses sont là. Bien sûr je dois penser à ce genre de problème. Mais il faut être « froid » pour faire son film. Éviter l’empathie. Je ne peux pas influencer les choses, qu’importe mon ressenti. Quand je filme ce que les autres ne filment pas, je rencontre ce genre de problème.
Vous ne filmez pas de gens aisés, est-ce un désintérêt de votre part ?
Ce n’est pas du désintérêt, mais les gens puissants ont beaucoup de secrets, et ne me laisseraient pas les filmer. Sinon ça m’intéressait, bien sûr.
Et la classe moyenne ?
Il n’y a pas de classe moyenne en Chine, à l’inverse de l’Occident.
Quelle impression ça vous fait d’être à Pompidou [1] ? Aux côtés de Chris Marker, qui est l’une de vos influences.
Ce n’est pas vraiment que le centre Pompidou a voulu présenter mon œuvre.
A Barcelone, j’ai rencontré Jaime Rosales, dans un institut d’Art, que le centre Pompidou a voulu exposer. On n’a pas pensé directement à moi.
Mais vous bénéficiez d’une réception très positive en France.
Je ne pense pas vraiment à ça... On ne sait jamais ce que penseront les gens d’un film qu’on vient de tourner. Peut-être qu’on me critiquera pour le prochain.
Mais jusqu’à maintenant ils aiment tous vos films. Pourquoi, à votre avis ?
Dur à dire. Tant mieux s’ils aiment mes films, mais il ne faut pas trop s’en réjouir. Mais mes films sont plus sincères, plus vrais que ce que propose le cinéma chinois en général.
Comment vous positionnez-vous par rapport aux autres réalisateurs indépendants ? Par exemple le réalisateur Wu Wenguang ?
Je ne le connais pas. J’ai vu peu de ce qu’il a fait. Il a beaucoup critiqué A L’Ouest des rails, alors j’ai regardé ce qu’il faisait, mais ça m’a semblé vraiment formaté pour la télévision. Un documentaire télé. Peut-être qu’il n’est pas content que mes films sortent en salles.
A travers le Festival Shadows, nous avons rencontré plusieurs réalisateurs indépendants, comme Luo Bing, Ying Liang, Zhang Mengqi, Li Ning... Eux aussi on un rapport plutôt sincère à leur objet, ce qu’ils filment.
Je ne connais qu’un ou deux d’entre eux. Mais je travaille seul, je m’occupe de mes propres projets. Je n’ai pas vraiment connaissance de ce qu’ils font. Zhao Liang et Wang Wenhai me montrent ce qu’ils font, on s’aide un peu au montage. Mais ma vie a changé et je tourne mes projets.
Vous ne regrettez pas l’absence d’entraide ?
La situation chinoise est compliquée. Beaucoup de gens s’intéressent à ce qui se passe, mais ils n’entrent pas forcément en relation avec moi.
Pourtant, vous vous intéressez tous aux franges de la population chinoise privées de parole.
C’est différent, car parmi les cinéastes du milieu, certains ont du pouvoir, d’autres non. Wu Wenguang a de l’influence, il a des gens à ses côtés, qui sont avec lui quotidiennement. Je suis indépendant.
Vous êtes un vagabond ?
Non, mais j’ai ma vie. Je suis un auteur, je n’ai pas besoin de quelqu’un qui s’occupe de moi. Pourquoi contrôler la création des autres ? Qui est-on ? L’important est ce qu’on filme, ce qu’on réalise. Je veux savoir ce que les gens font, concrètement. Chacun fait ses films, il n’y a pas à contrôler les autres.
Actuellement, peu de gens s’entraident réellement. Plus nombreux sont ceux qui veulent contrôler le travail des autres. Cette situation est très lourde. Beaucoup n’osent pas exprimer leur pensée, bien qu’ils soient indépendants. Il y a plusieurs cliques. Je ne veux pas rentrer là dedans.
Je ne veux pas critiquer les autres, mais c’est une réalité. J’ai commencé en 2004, sans me préoccuper des autres. Après A L’Ouest des rails, bien que les gens aient trouvé le film bon, ils ont essayé de m’exclure, de me rejeter à la marge, sans le formuler, de manière indirecte. Alors je travaille seul, de manière indépendante. Si on vient me chercher, je n’ai pas d’opposition, mais je ne cherche pas l’approbation des autres.
Entretien réalisé le 24 novembre 2013 à Bagnolet.
Interprétariat : Hugo Paradis-Barrère.
Remerciements à Wang Di et Lucien Salomon.
[1] A partir du 16 avril, Wang Bing et Jaime Rosales entretiendront une correspondance au Centre Pompidou.


