We Don’t Care About Music Anyway...
Mémoires sonores. [1]
Une étendue de détritus parsemée de sacs plastiques flottant au vent tel des flocons de neige géants, un vaste “no man’s land” sillonné par des tracteurs aux confins de la baie de Tokyo, une île artificielle fabriquée de déchets témoin d’une frénésie de consommation qui n’a cessée de s’étendre au gré des modes et des cycles marchands toujours plus courts ; telles sont les premières images qui ouvrent le documentaire de Cédric Dupire et Gaspard Kuentz, deux jeunes cinéastes français passionnés de musique, partis s’immerger au cœur de la scène alternative et noise de Tokyo.
Car à l’instar du sublime travelling d’ouverture d’Eli, Eli, Lema Sabachthani ? (2005) de Shinji Aoyama, il flotte comme un parfum de fin du monde sur cette “Métropolis” aveuglée par les affres de la consommation. Nourri d’un imaginaire post-apocalyptique cher aux films d’anticipation Japonais, le film introduit la fiction d’un espace-temps indéfini marqué par un carton noir signalant un futur hypothétique. Les cinéastes entreprennent alors d’interroger ce réel, peuplé d’individus prisonniers de cycles de vies normés et réglés au rythme des injonctions de haut-parleurs vantant les derniers produits de pointe, à travers la dualité d’un Tokyo écartelé entre espaces marchands de la surabondance, et ruines industrielles portant les traces d’une mémoire de la consommation tendant à la disparition.
Si les auteurs se concentrent sur huit artistes, dont les performances musicales traduisent autant la singularité de leur démarche musicale que leur rapport à l’environnement qui les constitue, le propos de l’œuvre dépasse le cadre strict du documentaire musical. Loin des clichés habituels enchaînant entrevues entrecoupées de performances live, c’est par la confrontation d’une musique face à la concrétude urbaine, au sein de laquelle elle semble puiser la source de sa texture sonore, que s’exprime avec intelligence We Don’t Care About Music Anyway... Le métrage, qui laisse ainsi une très large place aux sons de sources multiples, tente de nous faire percevoir l’essence de cette matière musicale éminemment instinctive, expression d’une urgence autant que d’une forme de chaos, fondée sur l’improvisation et le détournement d’instruments.
Si les images ne sont certes pas neuves - le précurseur Sogo Ishii filmait déjà le groupe allemand Einstürzende Neubauten dans une usine désaffectée dans 1/2 Mensch (1986) -, la démarche de Cédric Dupire et Gaspard Kuentz se distingue par un subtil travail de création sonore par l’entremise du musicien et sound designer Jacob Stambach. Les sons exagérément amplifiés, retraités, déstructurés et saturés, devenant alors un véritable fil conducteur rythmique et narratif duquel découle autant le montage, ponctué d’habiles contrepoints entre images et sons ; que la poésie évocatrice d’une matière sonore liant l’ensemble telle une véritable « bande son du surdéveloppement » comme ils la nomment justement. Au fond, le cinéma ne tendrait-il pas à une fusion parfaite entre le visuel et le sonore, pourrait-on se demander à l’issue de sa projection ?
Même si parfois le symbolisme s’incarne de façon trop concrète, comme lors de la séquence montrant Otomo Yoshihide mixant simultanément face à la destruction d’un distributeur de Coca-Cola dans une décharge ; le choix des images se veut davantage évocateur qu’explicatif, laissant la puissance de la partition sonore agir. Même les interviews ou les tables rondes entre musiciens, apportant un éclairage signifiant sur leurs démarches musicales respectives, se fondent habilement grâce au montage sonore du film. Pour autant les séquences les plus remarquables demeurent les performances musicales live des artistes, servant admirablement le propos du film, et démontrant parfaitement la maxime de Wagner : "La musique commence là où s’arrête le pouvoir des mots".
Si la figure du doyen Otomo Yoshihide est plus largement reconnue, l’œuvre nous convie néanmoins à de véritables découvertes artistiques. Ainsi Yamakawa Fuyuki, dont la douceur du visage et la longue chevelure soyeuse traduisent mal l’intense énergie animale de ses performances, semble tout droit venu d’un ailleurs musical. Tel un geste de régression intra-utérine, il apparaît, à la lueur d’une ampoule épousant le rythme de ses pulsations respiratoires, confiné dans les profondeurs d’une grotte mystérieuse, qu’on imagine lieu de culte chtonien aux figurations pariétales ancestrales. Il nous transmet alors les vibrations incantatoires d’une musique issue toute entière de sa corporalité. Loin de n’être que de simples performances dont l’aspect visuel renforce l’impact à l’image, la démarche de chaque artiste, dont le choix s’avère parfaitement équilibré, est aussi porteuse de sens, comme le démontre le travail du violoncelliste Sakamoto Hiromichi, fondé sur la réactivation de la mémoire individuelle de l’auditeur.
We Don’t Care About Music Anyway... sait solliciter avec exigence son auditeur pour lui procurer une véritable expérience sensorielle, au cours de laquelle se confondent les frontières entre musique et bruit. Film sur le son et sa perception autant que fruit d’une réflexion sur l’avenir de nos sociétés post-modernes, il s’impose à ce titre comme une vision nécessaire pour qui sait faire preuve d’ouverture musicale autant que de curiosité intellectuelle.
We Don’t Care About Music Anyway... a été projeté en avant-première le samedi 27 juin à la Maison de la culture du Japon de Paris.
Prochaine projection le mercredi 9 Septembre à 17h30 dans le cadre de L’Étrange Festival de Paris en présence des réalisateurs Cédric Dupire & Gaspard Kuentz.
Lire aussi notre entretien avec les réalisateurs.
Site officiel du film : http://www.studio-shaiprod.com/wdcama.php
[1] Formule empruntée au titre éponyme de l’ouvrage de François Baschet, inventeur avec son frère Bernard du Cristal Baschet en 1952, dernier instrument acoustique inventé depuis le saxophone.






