Yasagure anego den : sôkatsu rinchi
L’improbable suite et épilogue des aventures d’Inoshika Ocho, laissait peu d’espoir quand à son avenir de justicière pourfendeuse de la perversion masculine, tant elle paraissait proche de l’outre-tombe après son combat final. Les producteurs avisés de la Toei, plus enclin à faire fructifier un succès, qu’à se préoccuper de la vraisemblance d’une intrigue n’ont pourtant pas tardé à lui redonner un second souffle pour un ultime opus. Non contents d’avoir laissé Norifumi Suzuki, se délecter dans un raffinement de sadisme et d’imagerie anti-religieuse dans son Furyô anego den : Inoshika Ochô (1973), ils confient sa suite au génial touche à tout, le plus pop du moment, notre regretté Teruo Ishii. Au vu des excès de ce dernier au cours de sa longue carrière, il est tout de même assez étonnant de constater qu’il n’a jamais connu le bannissement, à l’instar de son collègue Seijun Suzuki. Son abondante et docile production - pas moins de dix épisodes de la série Abashiri à lui tout seul -, compensant probablement aux yeux des producteurs, les délires visuels outranciers d’un Edogawa ranpo taizen : Kyofu kikei ningen (1969).
Si Teruo est bien l’homme susceptible de pousser le ninkyo eiga au féminin dans ses derniers retranchements, sa propension aux délires ero-guro (erotico-grotesques), au détriment de la vraisemblance historique typique du genre, n’est pas étrangère à la réussite de Yasagure anego den, et résume parfaitement tout l’art kitscho-décadent et non-sensique de notre petit homme à la créativité inversement proportionnelle à sa discrétion.
Inoshika Ocho (Reiko Ike), la sensuelle joueuse et vénéneuse sabreuse se retrouve impliquée dans un trafic de drogue, dans lequel de pauvres prostituées doivent passer de l’héroïne pour le clan Ogi, en dissimulant de petits flacons dans leurs vagins. Kidnappée puis torturée, Ocho décide alors d’enquêter afin de découvrir qui mène la danse, et punir ces ignobles criminels. Aux côtés d’un yakuza franc tireur qui semble s’intéresser de près à l’affaire, elle va s’infiltrer dans les bas-fonds de ce monde interlope et utiliser ses armes les plus dangereuses et intimes, pour se venger aux côtés des prostituées exploitées.
A l’inverse de Norifumi Suzuki, qui s’appuyait sur les éléments historiques et politiques pour encrer le destin de son héroïne, Ishii semble moins soucieux du contexte que de la forme. Ce dernier semble d’ailleurs habilement recycler ses premiers amours pour les films noirs hollywoodiens d’après guerre ou encore ceux du français Julien Duvivier, qu’il admirait tant. Dès les premières images, Ocho se retrouve prise au coeur d’une sombre histoire criminelle dont elle ignore les tenants et les aboutissants, à la manière des enquêtes d’un Philip Marlowe ou d’un Mike Hammer. Créateur d’univers hors pair, Ishii se replonge une décennie en arrière à l’époque de ses premières réalisations pour la Shin Toho [1] et sa série des Chitai (1958-1961), dans laquelle son réalisme et son approche documentaire dans la description du milieu de la prostitution et de la drogue se démarquaient des productions alors en vogue.
Alors que Norifumi Suzuki noyait son scénario alambiqué dans de sirupeuses intrigues romantiques, Ishii élude toute dramaturgie au profit du suspense et de l’énigme, utilisant à merveille la forme du récit à mystères dans une narration certes linéaire, mais efficace. A l’image de son mentor et écrivain Edogawa Rampo, il distille ses délires grotesques et scabreux, politiquement incorrects à l’aube d’une relecture contemporaine, afin de pervertir le genre et lui donner un aspect éminemment “cool” et une touche visuelle brillante lorgnant intelligemment vers les productions Nikkatsu et le caractère inimitable de leurs “action movies” au style jazzy.
Ce sont les détails qui abondent dans la description de ce monde interlope des passeurs de drogue, utilisant les prostituées et leurs parties intimes pour dissimuler les substances illicites, qui rendent son côté si délicieusement outrancier au film. De la bouche maquillée de rouge à lèvres d’un gangster au rictus vicelard, aux costumes bariolés des yakuzas, tout droit sortis d’un cabaret de Pigalle, aux personnages féminins en soutane, pillant le look Sasori. De cette galerie bigarrée, les situations ne sont pas moins grand-guignolesques : une poupée japonaise servant à tester la capacité de contenance d’un vagin féminin, jusqu’au cultissime combat final - aux effets gores parfois cheap - que n’aurait pas dédaigné un Seijun Suzuki sous LSD.
Ishii est au comble de son génie créatif et iconoclaste, introduisant un humour graveleux des plus jouissif. Certes il recycle et caricaturise mais avec ce souci permanent du style, véritable critère de réussite du cinéma d’exploitation japonais, qui le rend reconnaissable malgré sa productivité quasi industrielle. Que l’on songe à la séquence de poursuite dans les ruelles sombres d’un décor de studio éclairé de violentes lampes aux couleurs saturées, dans laquelle son utilisation de la caméra portée fait merveille, le tout sur fond de guitares aux effets psychédéliques. Les décors sont d’ailleurs l’un des éléments qui rendent à cet opus ce côté pop-art qu’Ishii affectionne. L’on a même droit à un habile recyclage du prologue d’Edogawa ranpo taizen : Kyofu kikei ningen, lors de la visite de l’asile psychiatrique peuplé de femmes hystériques aux maquillages clownesques, évoquant cette peur panique de la sexualité féminine débridée, par le mâle japonais. Le cinéaste semble avoir milles idées à la seconde, mais au lieu de se perdre dans les méandres d’un scénario ridicule comme c’était le cas dans son oeuvre précédemment citée, il parvient à conserver la cohérence et l’équilibre de l’ensemble tout en laissant libre court à sa créativité.
Sa capacité à conserver un rythme haletant, doublée d’une utilisation magistrale de la musique jazzy au groove 70’s très blaxploitation de Sou Tsuguki, ne laisse que rarement le temps à ses personnages d’avoir des épanchements émotifs, à l’exception d’une séquence flash-back peu originale, dans laquelle l’enfance d’Ocho ressurgit, dévoilant ainsi un autre épisode de la jeunesse de notre rebelle. Le final très féministe de cet opus s’inscrivant parfaitement dans son époque, dominée par les personnages héroïques féminins prenant leur revanche sur l’oppression sociale masculine.
Yasagure anego den : sôkatsu rinchi est la preuve vivante qu’il reste encore nombre de trésors à redécouvrir dans l’abondante filmographie Ishiienne. Ayant goûté à tous les genres, avec le souci permanent de s’en démarquer pour mieux en explorer la forme, le “king of cult”, comme on le surnomme dans l’archipel, restera à jamais dans notre souvenir d’amateurs de pellicules déjantées.
Existe en DVD (zone 1, NTSC, 2.35:1, 16/9, Dolby Digital Mono), dans la nouvelle collection intitulée "The Pinky Violence Collection" chez le nouvel éditeur américain Panik House Entertainement.
Existe aussi en VHS NTSC Japon chez Toei Video réf. VCTB-1103.
[1] Studio indépendant fondé en 1947 par d’anciens acteurs dissidents des studios Toho, en réaction aux conditions de travail et aux conflits syndicaux alors en cours. C’est sous la direction de Mitsugu Okura que le studio s’imposa comme un des pionniers du cinéma d’exploitation à faible budget. Teruo Ishii quitta le studio alors en faillite en 1961 pour la Toei.





