Yôkai hyaku monogatari
N’oubliez pas d’éteindre une bougie à la fin de cet article...
Des lanternes enflammées volantes, un gros monstre poilu cyclope, des ombrelles unijambistes bondissantes à la langue chatouilleuse ou encore une femme-python dont le cou s’étire démesurément, ne sont que quelques uns des monstres délirants, peuplant l’univers d’un des films fantastiques les plus étonnants du cinéma japonais des années 60.
La vénérable Daiei, plus connue en Occident comme la respectable productrice de Rashômon (1950) s’était pourtant lancée très tôt dans l’aventure du film de genre, signant le premier film d’horreur majeur d’après-guerre avec Hakuhatsuki (1949), le démon au cheveux blancs, avant d’en produire une ribambelle, tous aux budgets des plus modestes. Au milieu des années 60 elle s’est ensuite frottée aux kaijû eiga (films de monstres) afin de rivaliser avec le reptile star de la Toho, Gozilla. Parallèlement, et afin d’asseoir définitivement sa crédibilité dans les effets spéciaux, Daiei confie au couple Kimiyoshi Yasuda, réalisateur officiant sur les séries Zatôichi et Nemuri Kyôshirô, et Yoshiyuki Kuroda, petit génie des effets spéciaux, le soin de réaliser le premier opus de la série des Dai Majin (trois films, tous sortis en 1966), mettant en scène le golem japonais. Le succès aidant, le couple Yasuda/Kuroda remet le couvert deux ans plus tard, en se lançant dans une adaptation libre des récits du folklore japonais mettant en scène les yôkai [1].
Ces créatures issues de la pure imagination des japonais, ne sont pas qu’une élucubration d’enfant bercé au Casimir et autres monstres caoutchouteux, mais possèdent une valeur anthropologique bien réelle ayant récemment reconquis le public grâce à quelques figures incontournables de l’entertainment. Peuple animiste par excellence, la tradition shintô est basée sur la croyance en une multitude d’esprits et de dieux (kami), présents dans chaque élément de notre vie. Cette forme de croyance devenant ainsi le terreau idéal à la prolifération du bestiaire des yôkai, lui-même influencé par les histoires de fantômes chinois et leur essence bouddhiste. Parmi les pères du “yôkai boom”, et influence légitime de notre réalisateur, on trouve des figures aussi diverses que l’artiste Sekien Toriyama [2], l’antropologue Kunio Yanagita [3], le célèbre écrivain Lafcadio Hearn, ou encore le cultissime manga-ka Shigeru Mizuki [4].
Premier opus d’une trilogie, Yôkai hyaku monogatari, se déroule à l’époque Edo, au sein d’une petite communauté de villageois locataires, au voisinage d’un temple, et qui se retrouvent sous la menace d’une expropriation dirigée par le riche et cupide négociant Tajimaya. Gohei, le vieux patriarche du temple, tente bien inutilement de s’y opposer mais il se fait battre à mort. Les villageois demandent le soutien de Jinbei, leur bailleur, mais ce dernier se trouve lui-même endetté auprès de Tajimaya. Ils comprennent alors bien vite qu’ils se sont fait honteusement piéger. Afin de graisser la pâte des officiels fermant les yeux sur ses manoeuvres, Tajimaya organise une petite fête pendant laquelle un conteur d’histoires surnaturelles distrait les invités en leur racontant des fables, faisant intervenir un monstre différent à chaque histoire. Les hôtes sont invités à éteindre une bougie, selon un rituel exorciste, à chaque fois que le conteur termine un récit. Mais les invités trop incrédules, se moquent bien des coutumes religieuses qu’ils jugent futiles. C’est alors que de curieux phénomènes font leur apparition, semant le trouble et la panique chez les expropriateurs véreux...
D’une construction classique, ce drame sur fond d’injustice sociale est un joyeux patchwork de genres dont le premier degré assumé et manifeste en fait tout le charme naïf. Kimiyoshi Yasuda prend le temps de construire une situation en exploitant l’intrigue et les personnages caricaturaux du récit, jouant habilement des ressorts comiques et du suspense, de l’action et d’un voile de romantisme, le tout distillé par une mise en scène au service de prodigieux décors. L’apparition des monstres, plus divers les uns les autres, est à chaque fois un bonheur de créativité artisanale qui encore aujourd’hui émerveille nos pupilles délavées aux effets numériques. De l’utilisation du scope aux couleurs superbes, en passant par les touches impressionnistes des séquences nocturnes (la scène des deux pêcheurs), la photographie de Yasukazu Takemura parvient à rendre toute sa magie au conte surnaturel.
Tels les plus grands artisans du cinéma de genre italien des années 60/70, ou à l’instar des productions Powell-Pressburger, Yasuda et Kuroda soignent chaque aspect de l’oeuvre, préférant la beauté onirique d’un ralenti au son d’un thermin - parfois envahissant - pour évoquer la sarabande des cent monstres, à des effets chocs et sanguinolents. La poésie qui habite le film est un témoignage de l’imaginaire collectif d’un peuple dont les racines culturelles sont d’une richesse insoupçonnable ici bas. Jouant habilement du registre visuel des monstres eux-même, le ton varie du comique burlesque, lorsque l’idiot du village Shinkichi s’amuse avec les ombrelles sur patte ; à la terreur des fantômes sans visages (bakemono), repoussant les hommes de mains de Tajimaya.
Kimiyoshi Yasuda n’en a pas pour autant négligé l’action et l’intrigue, introduisant le personnage de Yasutaro, samouraï espion au service du gouvernement, qui ironiquement, si l’on excepte un combat au sabre, se fait à chaque fois devancer par les yôkai, véritables protagonistes du film. D’ailleurs, le scénario sans grande originalité n’est là que pour préparer l’apparition des créatures, prétexte aux débordements créatifs de Kuroda, tant et si bien que ce dernier se verra confier la réalisation des deux opus suivants : Yôkai daisensô (1968) et Tokaido abaketo chu (1969).
Tout en jouant habilement sur le registre du divertissement enfantin affiché avec une telle franchise qu’elle en devient convaincante, Yôkai hyaku monogatari est en toile de fond, une amusante satire sur la cupidité humaine dont le prolongement se lit aisément dans le contexte économique de l’époque. La spéculation immobilière qui anime les viles intentions de Tajimaya et du seigneur, se lisent comme un parallèle évident avec la flambée de l’immobilier dans un archipel en pleine course au profit et peu enclin à faire cas du petit peuple. Une idée que reprendra par la suite Isao Takahata dans son chef d’oeuvre Heisei tanuki gassen pompoko (1994), autre grand anime basé sur le folklore yôkai aux côté de Mononoke-hime (1997) et Sen to Chihiro no kamikakushi (2001).
Pilier de la culture populaire japonaise et de ses racines animistes, Yôkai hyaku monogatari est plus qu’un divertissement tout public aux accents comico-grotesques. A l’instar du Théâtre du Grand Guignol d’Oscar Metenier, il puise au tréfond des croyances ancestrales d’un peuple, qui aura su exploiter toute la richesse poétique de son imaginaire irrationnel. Thème désormais ultra populaire, les yôkai ont connu leur heure de gloire, jusqu’à se retrouver commercialisés sous forme de figurines. Gageons alors qu’après Sakuya : yôkaiden (2000), tentative très grand public de variation épique sur le genre, Yôkai daisensô (2005) de l’inévitable Takashi Miike saura insuffler un peu de magie autour d’un sujet si propice aux débordements visuels.
Film diffusé dans le cadre de l’Étrange Festival 2005.
Existe en DVD US zone 1 (NTSC) chez A.D. Vision (comporte des sous-titres anglais).
Existe aussi en DVD Japon (NTSC) chez Kadokawa Entertainment (aucun sous-titres).
[1] Les yôkai, à ne pas confondre avec les yurei (fantômes à forme humaine ayant une rancune envers un vivant) dont Oiwa de Yotsuya Kaidan est le prototype, sont des créatures qui existent naturellement, apparaissant à certaines heures ou lieux, et ayant une apparences non-humanoïde, allant du plus comique et farceur au grotesque le plus monstrueux.
[2] Sekien Toriyama (1712 - 1788), artiste peintre de la période Edo et professeur du célèbre Utamaro, est le plus grand représentant du “yôkai art”, ayant abondamment illustré et documenté le bestiaire fantastique des monstres nippons. Son oeuvre la plus connue, Gazu Hyakki Yagyou décrit la fameuse parade nocturne des 100 monstres, reprise dans la séquence finale du film.
[3] Kunio Yanagita (1875-1962) est le fondateur de l’anthropologie de folklore du Japon.
[4] Shigeru Mizuki (né en 1924), qui perdit un bras pendant la deuxième guerre mondiale, commença à dessiner des mangas en 1957. Il est l’un des plus grands maîtres du manga d’horreur japonais, et s’est fait une spécialité des histoires de yôkai en publiant de nombreux récits dont Kappa no Sampei, Akuma-kun, et son oeuvre culte, Hakaba no Kitarô, devenu Gégégé no Kitarô lors d’une adaptation animée réalisée par la Tôei Animation, et en passe d’être portée à l’écran (voir la news de Kuro) par Yukihiko Tsutsumi. Un musée dédié à son oeuvre existe dans la petite ville de Sakaiminato (préfecture de Tottori).