Yôkai Kidan
« JE est un autre ». Arthur Rimbaud
Lors de l’introduction consacrée à la chronique de Kuchisake Onna (2007), nous soulignions déjà la propension du cinéma japonais au détournement de ses mythes et de son folklore traditionnel dans sa transposition contemporaine, à travers les légendes urbaines, qui constituent aujourd’hui l’essence du genre horrifique nippon.
Si Kuchisake Onna versait à tort dans le slasher dénué d’inventivité, au détriment de ses personnages, le cinéaste Tôru Kamei avait un an auparavant adopté un chemin divergent, soulignant l’importance fondamentale de l’introspection psychologique dans la dramaturgie horrifique. Reconnu pour la qualité de ses drames érotiques, et récemment remarqué pour son touchant Shinjû Erejî (Double Suicide Elegy, 2005), ce dernier s’approprie le bestiaire fantastique des Yôkai pour en livrer une interprétation insolite, à l’opposé des produits formatés inondant le marché du bis japonais.
Trois jeunes femmes au destin convergeant connaissent des mutations inhabituelles et inexpliquées de leur corps. Michiko, une jeune mannequin taciturne et introvertie, se voit diagnostiquer une malformation de son épine dorsale, suite à un évanouissement, dont l’élasticité lui permet d’allonger son cou de façon disproportionnée. Mihiro, une jeune freeter [1] distribuant des prospectus en tenue country passe son temps chez la manucure, avant de voir ses ongles pousser de façon étrange et inquiétante. Enfin Mana, une jeune lycéenne au caractère manipulateur, perfide et indigne de confiance, voit les traits de son visage disparaître peu à peu suite à son hospitalisation pour une agression.
Usant de la structure tripartite des films omnibus qui pullulent dans le J-Horror, Tôru Kamei se sert de la thématique en vogue des Yôkai, pour illustrer la souffrance intérieure de ces trois jeunes femmes, symboles de la jeunesse urbaine. Comme trois portraits intimes, ces trois mutations puisent leurs sources dans le folklore surnaturel médiéval. La première mettant en scène Rokuro-kubi (Mariko Miyamitsu), la femme au cou disproportionné dont une des plus belles apparitions cinématographique demeure le Yôkai hyaku monogatari (1968), grâce au génie des effets spéciaux de Yoshiyuki Kuroda. Moins fréquente est en revanche la seconde transformation, Kamaitachi (Anri Ban), qui fait référence à une mystérieuse créature dont Shigeru Mizuki [2] décrit l’apparition sous la forme d’une “bellette-faucille” apparaissant dans un tourbillon de vent pour lacérer ses victimes sans qu’elles ne sentent rien. Pour finir le Noppera-bo (Haruki Ichikawa), sorte de fantôme sans visage au corps humain terrorisant les passants, dont on peut voir une apparition dans le chef d’oeuvre d’Isao Takahata Heisei Tanuki Gassen Pompoko (1994), ainsi que dans le populaire Yôkai Daisensô (2005).
D’une unité stylistique et esthétique manifeste, Yôkai Kidan nous plonge dans une atmosphère d’isolement et d’abandon, à mesure que les protagonistes prennent conscience de leur maladie, et du regard des autres. Non dénué d’humour noir, l’épisode Kamaitachi démontre avec une certaine ironie l’incapacité de la jeune Mihiro, interprétée par la gracieuse Anri Ban, qu’on a pu récemment découvrir dans la peau de l’emblématique “reine rouge” Fusako Shigenobu dans le United Red Army (2007) de Kôji Wakamatsu, de pouvoir distribuer ses prospectus inutiles à cause de ses extensions ongulaires démesurées. La tonalité verdâtre dans le parti pris photographique accentue la déformation de la réalité subie par les jeunes femmes, et témoigne d’un soin particulier apporté à l’ambiance au détriment d’effets spéciaux choc.
Parent de Kowai Onna (2006) dans son approche narrative en triptyque, il s’éloigne pourtant avec intelligence de la forme trop stricte du découpage omnibus de ce dernier, au manque d’unité dont seule la thématique sert de fil conducteur. En effet, Tôru Kamei tisse des liens narratifs et temporels entre chacune des histoires dont les personnages se croisent et se retrouvent pour mieux se rapprocher, partager, et finir par accepter leur douleur intime. Usant d’une narrativité orphique quasi lynchienne, il fait s’interpénétrer et se télescoper ces récits de façon naturelle, parfois subtile, obligeant le spectateur à adopter le point de vue de chacune de ses protagonistes, par l’usage d’une caméra subjective en contrepoint.
L’auteur, plus intéressé par la psychologie de ses anti-héroïnes auxquelles il voue une tendresse manifeste, malgré leurs défauts individuels, cherche à nous faire ressentir de façon intime leurs états d’âmes devant l’étrangeté d’une adolescence qui, par sa transformation, apparaît symboliquement comme un miroir de notre altérité en quête d’identité. Yôkai Kidan se révélant au final bien plus profond que l’apparence saugrenue de son sujet, et la modestie de ses effets spéciaux (notamment ceux mettant en scène la transformation de Rokuro-kubi) peu convaincants ne l’auraient laissé paraître.
A travers cette confrontation à l’autre, le cinéaste nous interroge sur notre identité, et la façon dont celle-ci se construit. Il nous montre ainsi que l’étrangeté est au cœur de chacun, reprenant à son compte la maxime de Rimbaud "Je est un autre". Sans jamais forcer le trait, ou verser dans la maladresse d’une critique sociale démagogue, il exprime ce sentiment qui existe au Japon plus qu’ailleurs, que le groupe, s’il soude ses membre, se construit aussi par un processus d’exclusion de l’autre. Exclusion de ceux qui ne lui ressemblent pas, ou n’adoptent pas leur point de vue ou leurs règles. Parfois cruel et triste, il n’en est que plus humain. Cette critique qui sous-tend la réelle portée de chacune de ces trajectoires, l’auteur la dépouille de tout discours moralisateur pesant, préférant adopter le point de vue neutre d’un observateur conscient, montrant également l’instrumentalisation et la marchandisation des relation humaines, révélatrices de notre cupide vanité.
Yôkai Kidan, à l’instar d’Exte (2007) de Shion Sono, sublime fable pleine d’autodérision à l’égard du genre horrifique, dénonce implicitement le culte de l’apparence, véritable fléau de l’adolescence contemporaine. Que l’on songe un instant aux phénomènes de sous-culture si vivaces dans l’archipel, dont les emblématiques tribus défoncées au look outrageusement peinturluré dénommées Yamambas, Ganguro, et autres Kogal hantent les quartiers de Shibuya, Ikebukuro et Harajuku (Tokyo)... Mais au Japon où le cycle des modes est sans doute le plus court au monde, cette soif de narcissisme qui ronge la jeunesse, fini par déteindre sur les relations humaines. Que ce soit l’asociale Michiko, préoccupée par son apparence physique et le "Quand dira-ton", la jolie Mihiro qui ne pense qu’à la perfection de ses ongles, ou la jeune lycéenne Mana, cruelle et manipulatrice, toutes ces femmes sont en proie à l’obsession.
Ces transformations, dans lesquelles on peut également voir une métaphore de la puberté, avec tout ce qu’elle entraîne de questionnements individuels, font ainsi prendre conscience aux personnages, de l’autre et de l’importance de son regard. Yôkai Kidan, s’il dégage une grande mélancolie et un mal être apparent contaminant la jeunesse, n’est pas pour autant désespéré ; à l’image de chacune des rencontres, dont la dernière émouvante et tendre entre Mana et Mihiro, prouve que le bonheur et son épanouissement résident dans l’acceptation de la différence.
Film sur l’identité féminine à l’âge de l’insécurité, Yôkai Kidan, en prenant le chemin détourné d’une observation psychologique au détriment d’une dynamique horrifique, se révèle être une œuvre signifiante, sensible, douce-amère et pleine d’humanité. Loin des clichés habituels en matière de J-Horror, Tôru Kamei prouve une fois de plus sa maîtrise de la dramaturgie, quel que soit le cadre dans lequel il s’inscrit. Ne vous laissez pas détourner par l’apparence modeste d’une production alternative destinée au marché de l’exploitation, vous risqueriez de passer à côté d’une œuvre singulièrement touchante.
Yôkai Kidan est disponible en dvd japonais sans sous-titres.
Site du film (en japonais) www.fullmedia.jp/youkai
[1] Terme japonais dérivé de l’anglais qui désigne des jeunes employés à temps partiel ou sans emploi, vivant de petits boulots.
[2] Lire le volume 1 de Yôkai - Dictionnaire des monstres japonais chez Pika Édition.





