Waterpower
Alors que le documentaire Inside Deep Throat (2005) de Bailey et Barbato revient sur l’âge d’or du porno américain (1972-1983), par la voix de son narrateur Dennis Hopper, et sur son impact sociologique encore palpable de nos jours ; force est de constater que le marché aux bestiaux qu’on nous sert aujourd’hui n’a plus grand chose à voir avec ce que fût cette industrie florissante, où hardcore se conjuguait souvent avec scénario plausible et sens artistique certain, sans oublier de réelles performances - non exclusivement sexuelles - d’acteurs.
Entré de plein pied dans le cinéma grand public avec Behind the Green Door (1971), suivie par la vague d’exploitation commerciale des films de Gerard Damiano, le porno connut une variante moins mainstream avec les roughies, sous-genre caractérisé par son mélange de sadomasochisme, de sexe et de violence, dont Defiance (1975) d’Armand Weston est un bon exemple. L’acte sexuel perdant souvent en érotisme ce qu’il gagne en crudité et en perversion. Les roughies, populaires depuis les années 60 à Time Square, la mecque du “quartier chaud” de New York avec son emblématique 42ème rue et ses cinéma pornos aux vitrines étincelantes, se radicalisait sous l’apparition du hardcore au milieu des années 70.
Parmi les réalisateurs emblématiques enclins à filmer les paraphilies les plus extrêmes, Shaun Costello fût certainement le plus brillant et prolifique. Seuls Joe Davian avec House Of De Sade (1975) et Phil Prince dans The Taming Of Rebecca (1982), dont les films furent épinglés par la Meese Commission [1], peuvent humblement soutenir la comparaison. Si ces derniers officiaient pour Avon [2], le fameux complexe de cinémas et théâtres de Time Square, Shaun Costello n’y fit qu’une brève mais notable collaboration avec Dominatrix without Mercy (1976), perturbant trip dans l’univers du bondage et de la soumission où pour une fois, l’homme est également sujet à mauvais traitements.
Réalisateur autant qu’acteur, il lui arrive de doubler ses acteurs en panne d’érections, son incroyable filmographie est difficile à reconstituer tant le lascar, préférant la discrétion (on le comprends !) à la popularité d’un Damiano, usa de pseudonymes. Jugez du peu... Warren Evans, Helmuth Richler, Russ Carlson, Oscar Tripe, Amanda Barton etc... Autant dire qu’il est bien difficile de séparer l’ivraie du bon grain si j’ose dire en pareil cas, d’autant qu’à l’instar du cinéma hong-kongais de l’époque, personne ne se préoccupait réellement de la préservation des nitrates en question. Pourtant pour l’oeil attentif et non dénué d’ouverture, mais c’est forcément le cas si vous êtes encore en notre compagnie à ce stade de l’article, deux films se démarquent singulièrement de sa filmographie par leur dangerosité, leur réalisme cru, leur qualité narrative et leur tentative pour dépasser les code du genre. A défaut de vouloir vous faire prendre des vessies pour des lanternes, on est quand même toujours en présence de pornos plutôt cheap, il faut bien avouer que le bonhomme était sérieusement barré, officieusement sous LSD.
Sa première tentative, qui n’a toujours pas perdu en intensité, Forced Entry (1972) raconte la virée criminelle d’un vétéran du Vietnam interprété par Harry Reems (le docteur de Deep Throat) travaillant comme garagiste, et qui se met à suivre ses clientes chez elles pour les violer, avant de les poignarder sauvagement. Moins intéressé par les scènes de sexes que par le gore, Costello soigne particulièrement la réalisation par un montage élaboré, utilisant des flash-backs à base d’inserts de stock-shots de la guerre du Vietnam qui rendent certaines scènes des plus déplaisantes. A l’image des ovnis du genre Hardgore (1974), Costello semble avoir un certain talent, aussi abject soit-il, pour pervertir les genres. La plupart de ses réalisations sont des one time wonders, ces films tournés en une journée avec une poignée d’acteurs pour une bouchée de pain (5.000 $ à l’époque), et montés en deux jours. Tournant au rythme infernal d’un film par semaine, ce stakhanoviste n’en crache pas moins de 120 entre 1973 et 1977, la plupart pour le compte des Gambino [3], la mafia locale qui contrôlait la distribution des films pornographiques à l’époque.
C’est d’ailleurs l’un de ces bons vieux pères de famille respectables, chargés d’alimenter le circuit en produits frais, qui lui commande le sujet de Waterpower, l’ovni qui nous préoccupe. Ayant entendu parler d’un type emprisonné à la prison d’état de l’Illinois [4] pour avoir administré des lavements à des étudiantes, l’un des “conseillers artistiques” - enfin il devait l’être autant que ma boulangère - de la smala, toujours prête à exploiter un fétichisme pour en retirer de “juteux” profits, commande à notre réalisateur maison un film sur la klismaphilie. Jusque là pas de quoi empêcher la critique de dormir, si ce n’est l’incongruité du sujet. Mais Costello a d’autres idées en tête. Plutôt que d’illustrer platement cette pratique datant de l’antiquité, à des fins de combler les fétichistes du genre, il prend appui sur le prétexte pour laisser libre cours à son imagination détraquée et réalise, l’un des roughies les plus vils et étonnants du golden age.
Désormais vétéran du genre, le bisexuel notoire Jamie Gillis, le meilleure acteur de porno du monde - quand il s’en donne la peine - eut même les honneurs du cinéma mainstream dans Nighthawks (1981) aux côtés de Stallone. Expert et esthète en dégradation de la gente féminine, il joue le rôle d’un voyeur psychopathe qui observe sa voisine hôtesse de l’air, à l’aide d’un télescope tout droit sorti du Body Double de De Palma. Passant son temps à compulser ses revues pornos dans son appartement miteux, il décide de s’offrir des plaisirs charnels plus stimulants et se rend au Jardin d’Eden, un clac qui propose toutes sortes de spécialités. Il goutte tout d’abord à l’offre introductive et se fait dégorger le poireau par une toute jeune Sharon Mitchell. Pas franchement convaincu, il revient voir la maquerelle, intrigué par une infirmière qu’il a croisée dans le couloir. La patronne lui fait état des spécialités en rayon, et celui-ci s’arrête sur l’hydrothérapie, dont il ignore la pratique. La patronne du Jardin d’Eden le conduit alors dans une salle attenante où Gillis peut jouir en toute intimité d’une séance d’administration d’un lavement sur une jeune fille bâillonnée. Profondément perturbé par ce spectacle, il rentre chez lui en proie à une vive angoisse. Révulsé par le spectacle de sa voisine, dont il est amoureux, se faisant tringler par un homme, il décide de lui rendre une petite visite nocturne. Pénétrant par surprise chez la jeune femme, il s’emploie d’abord à la violer sous la menace d’une arme à feu, puis lui administre un lavement punitif pour la “laver de ses souillures”. Alertée par le crime répugnant, la police lance un inspecteur à ses trousses, mais l’Enema Bandit ne s’arrête pas en si bon chemin.
Ce petit résumé introductif en dit long sur les intentions de notre malpropre. A l’instar de Hot Dreams (1983), son dernier chef d’oeuvre, un remake du Dressed To Kill (1980) de Brian De Palma, Waterpower est inspiré du Taxi Driver (1976) de Scorsese. Dés la première séquence montrant Gillis se promenant dans les rues et se faisant tirer le portrait par un photographe de rue, l’ambiance glauque et cafardeuse, plus proche du New-York interlope de Ferrara, indique des intentions plus funestes qu’érotiques. Ne vous laissez pas attendrir par l’affiche quelque peu sexy du film, et qui impute à tort l’oeuvre à Gerard Damiano, on est à des années lumières du porno joyeux de notre marraine Debbie Does Dallas (1978).
En réalité Shaun Costello fait tout pour rendre les scènes sexuelles habituellement propres à stimuler l’érection masculine, anti-érotiques au possible. Les séquences où Gillis administre ses clystères punitifs sont des plus douloureuses pour ses victimes (sans oublier le spectateur), dont le visage porte les stigmates d’une souffrance bien réelle et non simulée qui laisse entrevoir des conditions de tournage nauséabondes, bien loin du lavement comico-grotesque administré à l’amnésique Desiree Cousteau dans Pretty Peaches (1978) du grand Alex DeRenzy. Les scènes sexuelles bien au contraire, servent davantage le propos narratif de l’histoire - enfin pas toutes quand même - permettant à l’auteur de se concentrer sur l’étude du pervers psychopathe Gillis, dont l’incroyable performance rend réellement terrifiant son personnage de violeur-hydrothérapeute. La caméra de Costello scrute le visage du héros perturbé par ses troubles psychotiques au son d’une musique de slasher movie. Le thème principal du film est en réalité le voyeurisme obsessionnel, perversion reine d’une époque où l’individualisme s’affirme parfois dans un cruel manque d’empathie. Si la dégradation et l’humiliation féminine était érigée en principe dans le genre roughie, il y culmine dans Waterpower.
Le télescope qui sert à Gillis pour assouvir son penchant voyeuriste et entretenir l’image qu’il se fait de sa voisine, d’une femme pure et différente des autres, est le symbole de sa névrose et annonce la convoitise de son personnage pour ses futures victimes. Un peu plus tard c’est toujours en tant que voyeur qu’il découvre le spectacle grotesque de la séance du lavement administré par un docteur déclamant une prose théâtrale, alors que sa pauvre patiente est muselée par son infirmière. Le personnage, qui manque de toute évidence de recul pour apprécier ce “jeux de rôle” - et on se demande si le spectateur de l’époque l’avait également ! - et en percevoir le comique et le ridicule, est au contraire, bouleversé par cette expérience qui en plus de lui procurer une violente érection qu’il s’empresse de soulager, lui offre un prétexte pour accomplir une mission et donner un sens à son insignifiante existence. Il passe alors de voyeur à acteur de ses propres fantasmes, pour le meilleur... de ses spectateurs, et le pire... de ses victimes. Administrer des lavements punitifs à ses proies après les avoir violées devient symboliquement pour lui, le moyen de les purifier de l’intérieur, de leur souillures morales et physiques, coupables de s’être adonnées aux plaisirs charnels. Il faut certes faire preuve de beaucoup de largesse d’esprit pour saisir toute la parodie qui se cache sous cette brutale entreprise, et cautionner une telle divagation. Quoi qu’il en soit, le couple Gillis/Costello signe un chef d’oeuvre du cinéma d’exploitation, un porno-thriller unique en son genre.
Les séquences où Gillis se parle à lui-même, allant jusqu’à découper manuellement les photos de sa victime pour les substituer aux visages des revues pornos, sont parfaitement réussies et accentuent la crédibilité du personnage. Le travail de caméra portée lors des vagabondages nocturnes du héros laisse admirablement entrevoir le décor poisseux du quartier de Time Square et lui confère un aspect documentaire rappelant Taxi Driver. Lorsque Gillis hante la nuit pour traquer ses victimes, on pense au Maniac (1980) de William Lustig - qui fît d’ailleurs deux incursion dans le x sous le pseudonyme de Billy Bagg -, le suspense lors de la première agression étant particulièrement efficace. Costello fait montre d’un souci de réalisme étonnant et d’une rare intensité pour le genre, dans son étude du voyeur psychopathe observant ses victimes avant de les agresser. La scène finale où ce dernier déjoue le piège tendu par la femme flic jouée par la délicieuse C.J. Laing, qu’il torture au cours d’une longue séquence, étant particulièrement éprouvante.
Les dialogues sont pour la plupart écrits - ce qui est déjà un gage de sérieux pour ce type de production -, parfois brillamment comme lors de la séquence hilarante du docteur administrant le clystère à une toute jeune Jean Silver. Cette actrice éphémère qui se fera appeler Long Jean Silver, surnom emprunté au pirate de l’Île au trésor de Stevenson (Long John Silver), et qu’elle doit à une particularité physique dont elle jouera dans un film éponyme d’Alex DeRenzy : une amputation de la jambe gauche à sa naissance qui lui laisse un moignon en guise d’appendice jambier. Costello prend heureusement le soin de dissimuler cette malformation dans la séquence où elle apparaît. Mais c’est Gillis qui porte en lui toute la perversité - et la réussite - du film et de son personnage de détraqué, aux côtés d’acteurs à l’interprétation convaincante.
Par ailleurs, l’auteur utilise parfaitement la musique, associée à un montage habile pour mettre en scène l’angoisse du héros, allant jusqu’à piller la BO de Sisters (1973) écrite par le génial Bernard Hermann. La narration utilise le montage parallèle de façon brillante et dynamique, concourant à faire de Waterpower un porno-thriller aux accents hitchcockiens, grotesque et glauque, mais d’une redoutable efficacité compte tenu des moyens en présence. On remarque néanmoins des coupes maladroites lors des scènes de sexe, sautant de façon illogique d’un plan à un autre, ce qui est parfois compréhensible vu les conditions de tournage. La séquence avec les deux étudiantes paniquées, semble parfois improvisée, virant même à la scatologie et à l’urologie, aidé par un Gillis qui se lâche littéralement. Un film qui fit paraît-il un carton en Allemagne - allez savoir pourquoi - sous le titre de Schpritz !
Waterpower se laisse finalement regarder comme un film classique construit autour d’une trame simple mais parfaitement maîtrisée. Violent, cruel, crapuleux, immonde diront certains... certes on peut lui appliquer de nombreux qualificatifs. Et pourtant, s’il parvient à susciter de telles réaction c’est paradoxalement par la qualité et le réalisme de sa mise en scène, aidé par la prestation hallucinée de son acteur et protagoniste, sans oublier un traitement original du genre. Que l’existence même d’une telle oeuvre puisse advenir n’est pas de notre ressort, et on se gardera bien de tout jugement. Pour nous c’est avant tout le signe d’un témoignage radical fait par une époque de créativité décomplexée, inimaginable dans l’Amérique d’aujourd’hui.
Si de nos jours l’on parle régulièrement de l’irruption du porno dans le cinéma d’auteur, illustré par l’ennui et la prétention des films de Catherine Breillat, l’inverse - beaucoup plus rare de nos jours - se révèle bien plus passionnant, offrant parfois d’étonnants moments de cinéma. Une oeuvre qui restera assurément dans les “anales” !
Le film est disponible dans une anthologie éditée par Alpha Blue et intitulée "Avon Dynasty Box Set - Shaun Costello Collection", réunissant 15 films du cinéaste. Le coffret, le plus important jamais consacré à un réalisateur de porno !, contient 5 disques. Autant dire que les copies sont parfois d’une qualité déplorable, issues de sources VHS. Néanmoins si l’intérêt principal de ce coffret est bien entendu la présence du film Waterpower, précisons qu’il s’agit d’une version apparemment complète issue d’une VHS sous-titrée en néerlandais de qualité moyenne, mais c’est à ce jour la seule existante, et légalement en vente.
[1] Sorte d’équivalent du CSA américain du porno, du nom d’un haut responsable de la Justice sous Reagan (1984-1986).
[2] Fameuse chaîne de théâtres et de salles de cinémas fondée par Chelly Wilson, une émigrée grecque, Avon - du nom du dieu grec de l’amour - se fait connaître en distribuant les films d’Andy Warhol, notamment Hustler, Vinyl et Flesh, qui au milieu des années 60 étaient considérés comme très osés. La chaîne prit le virage des roughies en 1975 et se mit à produire les pornos les plus déviants et violents de l’époque. Vers le début des années 80 les différents théâtres se mirent à fermer sous l’action conjuguée de la politique reaganienne pudibonde, l’apparition de la vidéo, et les grands projets immobiliers visant à donner un nouveau visage à Time Square.
[3] Dans les années 70, la mafia contrôlait aisément 90% de l’industrie du cinéma porno. La famille Gambino, est probablement l’une des plus riches et puissantes organisation criminelle des États-Unis. Un portrait réaliste de John Gotti, l’un des dernier grands parrains de cette famille a été adapté dans un docudrame tourné pour la TV américaine : Gotti (1996). On y retrouve notamment la plupart des acteurs qui feront le succès de la série The Sopranos.
[4] L’histoire est véridique ; il s’agit de Michael Kenyon, un étudiant de l’université d’Illinois diplômé en comptabilité qui travaillait pour le fisc et agressait ses victimes pour leur administrer un lavement. Frank Zappa en à même fait une chanson dans sa typique veine caustique et hilarante, intitulée The Illinois Enema Bandit, dans Zappa In New York (1978, Rykodisc).








