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Japon | Nippon Connection 2010 | Rencontres

Tomorowo Taguchi : cinéaste

"A cette époque l’Internet n’existait pas, aussi notre imaginaire était beaucoup plus sollicité. Mon film parle donc d’une génération dont la vie est comblée par l’imaginaire."

Si vous êtes un lecteur assidu de ces pages, le nom de Tomorowo Taguchi évoquera probablement pour vous davantage que l’illustre homme-machine du cyberpunk popularisé par le Tetsuo de Shinya Tsukamoto. Génial acteur caméléon ayant traversé avec boulimie (pas loin de 180 films recensés) le cinéma japonais contemporain depuis le début des années 80, il est également un touche à tout ayant œuvré aussi bien dans la musique, avec le groupe Bachikaburi, le théâtre expérimental, avec la compagnie Hakken no Kai, que dans l’illustration. Étape importante dans son parcours artistique, il effectue son passage derrière la caméra en 2003 en signant Iden & Tity, chronique musicale très rock’n’roll à caractère autobiographique. Venu présenter la première européenne de son deuxième long-métrage, Oh, My Buddha ! lors du festival Nippon Connection, Taguchi-san, quelque peu préoccupé par les répercussions d’un volcan islandais sur son planning à venir, nous a néanmoins accordé un entretien que nous avons souhaité consacrer à son travail de cinéaste.

Sancho : Cette année vous venez à Francfort en tant que cinéaste, aussi nous aimerions vous interroger sur cette nouvelle carrière que vous avez entamé en 2003 avec Iden & Tity. Pouvez-vous nous raconter comment s’est produit votre passage à la réalisation ?

Tomorowo Taguchi : Comme vous le savez, l’origine de mon premier film provient d’un manga de Jun Miura [1]. Jun et moi-même nous nous connaissions depuis longtemps et nous sommes des amis dans la vie. J’appréciais énormément ce manga et son histoire m’a beaucoup touché. Je pensais également qu’elle conviendrait parfaitement pour une adaptation cinématographique, et c’est ce qui m’a initialement poussé à vouloir l’adapter. Au début, j’ai simplement écris une note d’intention à l’attention des producteurs, mais je ne pensais pas sérieusement le mettre en scène. Disons qu’au fond de moi j’ai toujours eu envie de réaliser un film, mais sur ce projet je me voyais plutôt me cantonner à un rôle dans la production. En fait le processus de création a pris beaucoup de temps. Entre le premier projet que j’ai soumis et le tournage, six ans se sont écoulés. A mesure que le projet s’affinait, les producteurs m’ont finalement demandé de le réaliser, et c’est ainsi que j’ai pu tourner mon premier film.

Jun Miura est aussi à l’origine de votre nouveau film que vous présentez au festival Nippon Connection. Pouvez-vous nous parler de votre collaboration ?

Jun et moi-même sommes de la même génération. On se connaît depuis l’université, et avons tous deux vécu notre jeunesse durant les années 70. À l’époque nous avions deux idoles. Il y avait Bruce Lee, à qui je rend un hommage dans mon film, et qui était à l’époque très populaire dans le monde entier ; et puis surtout Charles Bronson, qui au Japon tournait des publicités pour une marque d’après-rasage pour hommes [2], dans lesquelles il représentait l’emblème de la virilité machiste. Bien plus tard, quand Charles Bronson est passé de mode, avec Jun on s’est mis en tête de faire quelque chose pour réhabiliter son esprit. Alors en 1994 on a décidé de former un duo pour le promouvoir. On s’appelait les « Buronsonzu » et nous portions de fausses moustaches et un chapeau de cow-boy à la Mr. Majestyk. On donnait des conférences et on avait même créé une association de soutien (koenkai). Ça a duré environ cinq ans. On a même enregistré un CD sur lequel on détournait des musiques de films célèbres comme Rocky ou La Grande Évasion et on chantait des paroles qu’on avait écrites à la gloire de l’esprit Bronson [3]. Quand Tarantino est venu au Japon il en a même acheté un exemplaire.

Revenons à Oh my buddha ! Je trouve que vous parvenez à recréez l’atmosphère et l’esprit des années 70 avec conviction. Pouvez-vous nous dire ce qu’évoquent ces années pour vous ?

A cette époque l’Internet n’existait pas, aussi notre imaginaire était beaucoup plus sollicité. Mon film parle donc d’une génération dont la vie est comblée par l’imaginaire. Mais cet imaginaire produit aussi tout un tas de fantasmes. Ainsi, lorsque nous entendions parler de la Suède on pensait immédiatement à l’union libre ou au “free sex”, comme les jeunes dans le film.

Dans le film vous décrivez la jeunesse masculine comme séparée en deux groupes bien distincts. Il y a ceux qui sont comme Jun et ses camarades, plutôt timides et intellos, et les autres dont vous semblez vous moquer, et qui jouent aux durs, imitent la mode des rockers à l’américaine et veulent paraître “cool”. Etait-ce vraiment aussi caricatural ?

C’était tout à fait ainsi. Il y avait ces deux groupes bien différents et on faisait partie de l’un ou de l’autre. On appelait les premiers les bunka-kei. Ce sont les intellos qui s’intéressent à la culture et passent leur temps dans les bouquins. Aujourd’hui on les appellerait les “otakus” ou des “geeks”. Les autres sont les taikukai-kei, qui représentent les machos qui ne s’intéressent qu’au sport. Jun et moi-même faisions partie des premiers, aussi le film restitue la vision de ces groupes depuis notre point de vue, c’est pourquoi on a l’impression qu’on les tourne en dérision. Mais pour draguer les filles ce n’était pas commode d’être un bunka-kei.

Partagiez-vous les mêmes goûts musicaux avec Jun Miura à l’époque ?

Jun appréciait surtout la musique folk des États-Unis, en particulier Bob Dylan auquel mes deux films font beaucoup référence. Alors que moi j’étais plutôt fan de Mikami Kan [4] à l’époque. Pour le rôle de Jun je voulais d’ailleurs quelqu’un qui évoque l’attitude et l’apparence de Mikami Kan.

À travers le personnage de Hige-Gozilla, vous évoquez brièvement un aspect plus tragique de ces années à travers la faillite des mouvements étudiants radicaux. Vous avez par ailleurs interprété le rôle titre du dernier film de Masao Adachi, Prisoner/Terrorist (2007), qui revient sur l’engagement révolutionnaire du cinéaste. Quel regard portez-vous sur cette génération ?

À l’époque où le mouvement étudiant s’est radicalisé, j’étais encore au collège donc je n’ai pas vécu ça de l’intérieur. Mais lorsque je suis devenu étudiant, les temps avaient déjà changé et cette atmosphère de révolte avait disparu. J’avais des amis qui avaient été très impliqués dans ces mouvements et qui m’en parlaient. Et j’admirais leur courage, leurs idées et leur volonté à vouloir changer la société. Donc je voulais rendre hommage à cette génération qui s’était battue pour le changement, même si elle a échoué.

Je trouve qu’il y a un parallèle intéressant entre vos deux premiers films dans leur vision respective de chaque décennie qu’ils évoquent. Celle des années 70 dans Oh my Buddha ! semble plutôt nostalgique, alors que celle des années 80 dans Iden & Tity offre une vision critique sur une société ultra-consumériste.

Dans mon premier film, Iden & Tity, je parlais surtout de ma propre expérience en tant que musicien, et des difficultés que j’ai rencontrées dans le milieu de l’industrie musicale de l’époque et sa dictature du marketing. Alors que Oh, My Buddha ! est plutôt pour moi l’occasion de renouer avec l’esprit des seishun eiga (films de jeunesse) d’antan. Je trouve que l’esprit de ces films a disparu. Je parle des films tels que ceux de Toshiya Fujita, que j’appréciais beaucoup et qui m’ont aussi inspirés d’une certaine manière pour ce film. Aujourd’hui on produit des films trop mélodramatiques, comme Crows Zero par exemple.

On remarque que dans chacun de vos deux films, le jeune héros musicien a besoin d’un guide spirituel pour s’épanouir. Un personnage réel ou fantasmé extérieur à l’environnement familial. Pour Nakajima c’est Bob Dylan dans Iden & Tity, alors que pour Jun c’est le baba cool Hige-Gozilla dans Oh my Buddha ! Quels ont été vos pères spirituels ?

En ce qui concerne la musique je dirais sans hésiter Captain Beefheart, Mikami Kan et Johnny Rotten. J’aime les artistes qui sont sincères envers eux-mêmes. Et j’ai de l’affection pour les personnalités indépendantes qui font les choses à leur idée et sont capables de lutter pour cela, y compris s’ils doivent aller à contre-courant du système. C’est la même chose dans le cinéma. J’apprécie particulièrement des cinéastes comme Altman, Aldrich, Siegel, Peckinpah et Cassavetes ; qui sont pour moi de vrais indépendants dont les films reflètent profondément la personnalité. Et j’apprécie particulièrement les films américains des années 70 pour leur réalisme. Je trouve qu’on a perdu cette dimension dans le cinéma populaire d’aujourd’hui.

Dans Oh my Buddha ! je trouve la performance de Daichi Watanabe, l’acteur qui interprète le personnage de Jun, particulièrement réussie. Pouvez-vous nous dire comment vous l’avez dirigé ?

Daichi Watanabe n’est pas un acteur professionnel, il est chanteur dans un groupe de rock [5]. C’était son premier rôle au cinéma. Aussi avant le tournage nous avons consacré pas mal de temps aux répétitions. Mais ma principale recommandation était qu’il devait être lui-même, et ne pas chercher à jouer quelqu’un d’autre. Lors du casting du film, il y avait deux qualités essentielles auxquelles je tenais beaucoup. La première était que l’acteur sache jouer de la guitare, et la deuxième qu’il devait être vierge. Dans la plupart des seishun eiga produits au Japon, on ne voit que des beaux gosses. Mais personne ne peut croire un instant que ces garçons puissent réellement être vierges. Je voulais briser ces stéréotypes. Pour ce personnage je voulais m’approcher le plus possible de la réalité et ne pas tricher.

Faites-vous beaucoup de prises avec les acteurs ?

Sur mon premier film, Iden & Tity, comme je travaillais principalement avec des acteurs professionnels, je pouvais me permettre de faire plusieurs prises, mais sur Oh my Buddha !, à cause de l’inexpérience de l’acteur principal, et pour conserver la fraîcheur et la spontanéité de son jeu, je me suis limité à une ou deux prises au plus.

J’étais aussi intrigué par une scène dans le film, au cours de laquelle un professeur explique à ses élèves le sens du terme « Shikisoku » utilisé dans le titre original du film, et dont l’esprit n’est pas du tout restitué dans son titre international.

En fait cette scène ne figurait pas dans le roman original de Jun. Le roman adopte un point de vue plutôt optimiste sur la vie. Mais je souhaitais transmettre ma propre perception des choses, alors j’ai décidé d’ajouter cette séquence. L’idée était de transmettre un message à la jeunesse que toute chose est vaine, que la vie est impermanence. C’est le sens de cette expression utilisée dans la terminologie Bouddhiste. D’un autre côté, je voulais aussi montrer que ce qui est important dans la vie c’est de saisir l’instant présent dans toute son intensité et d’en profiter pleinement, car il disparaît aussitôt. C’est ce dont se rend compte le personnage principal à la fin du film.

Pouvez-vous nous dire dans quelle mesure votre travail en tant qu’acteur auprès de cinéastes aussi divers que Miike, Ryuichi Hiroki ou Tsukamoto a-t-il influencé votre manière de faire du cinéma ?

J’ai beaucoup travaillé avec des cinéastes qui sont de véritables auteurs, et qui possèdent chacun un style bien identifiable. J’ai aussi beaucoup appris d’eux, mais néanmoins je ne suis pas ce genre de cinéaste. Je ne me sens pas l’âme d’un auteur et je souhaitais m’exprimer de façon plus conventionnelle dans mon travail en tant que cinéaste. Pour chacun de mes deux films, il s’agissait avant tout d’adapter l’œuvre d’un ami. Aussi ma première intention était avant tout de le faire reconnaître auprès du grand public et de traduire au mieux l’esprit de son travail, plus que de m’affirmer en tant que cinéaste. Néanmoins, dans mon prochain projet, je souhaite faire quelque chose de plus avant-garde. J’aimerai réaliser un film d’action pour rendre hommage aux série B américaines des années 70 que j’adore, telles que Rolling Thunder (1977) de John Flynn. Rendre un hommage aux cinéastes dont je vous ai parlé, Siegel, Peckinpah, Aldrich... Ce que j’apprécie également dans ces films, c’est qu’ils restituent la dimension politique et l’agitation de leur époque. C’est ce que j’aimerai atteindre dans mon prochain film.

Pouvez-vous nous dire quels sont les cinéastes avec qui vous avez travaillé qui vous ont le plus marqué ?

Il y a bien entendu Shinya Tsukamoto (Tetsuo : The Iron Man, Tetsuo II : Body Hammer, A Snake of June, Sôseiji) qui m’a offert mes grands débuts au cinéma. Puis surtout il y a Shôhei Imamura (L’Anguille, Dr Akagi, De l’eau tiède sous un pont rouge) qui est un cinéaste que j’admirais déjà dans ma jeunesse. J’ai joué dans tous ses films à partir de L’Anguille. Il y a aussi Takashi Miike (Shinjuku Triad Society, Rainy Dog, Ley Lines, Dead or Alive, Full Metal Yakuza), Sabu (Postman Blues, Dangan Runner) et Ryuichi Hiroki (Tokyo Trash Baby, It’s Only Talk, Barber’s Sorrow, L’Amant) qui est aussi un de mes amis. C’est aussi quelqu’un d’original et qui possède un esprit très indépendant.

Propos recueillis par Dimitri Ianni le dimanche 18 avril 2010 à Francfort.
Tous mes remerciements à Mario Hirasaka pour sa traduction.
Photos de Tomorowo Taguchi © Dimitri Ianni.

[1Originaire de Kyoto, Jun Miura est une icône de la pop culture au Japon, ayant popularisé l’expression « my boom ». Ce grand amateur de divinités bouddhiques, qui a fait ses début comme auteur de manga, est également écrivain, critique, peintre, photographe, musicien et personnalité de la radio. Site officiel de l’artiste (en Japonais) : http://miurajun.net.

[2Cette série de huit spots publicitaires tournés au début des années 70 pour la marque de produits cosmétiques Mandom par le réalisateur Nobuhiko Obayashi, figure aujourd’hui parmi les perles du net. Kitschissimes et caricaturaux, certains paraissent aujourd’hui avoir été sponsorisés en sous-main par la communauté gay. Amis nostalgiques du mâle à la transpiration malodorante à vous de juger : www.youtube.com/watch ?v=l8bqVL0VXrE.

[3Voici en écoute pour les curieux leur version parodique de Rocky : www.youtube.com/watch ?v=JndRnWOF_8U.

[4Chanteur de folk blues phare des années 70. Voir Wikipédia : http://fr.wikipedia.org/wiki/Kan_Mikami.

[5Il est membre du groupe Kuroneko Chelsea. http://www.kuronekochelsea.jp.

- Article paru le lundi 28 juin 2010

signé Dimitri Ianni

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