Furyô anego den : Inoshika Ochô
Série en deux épisodes, Furyo anego den et sa suite, Yasugure anego den, constituent l’une des dernières tentative par la Toei, de surfer sue la vague du succès populaire de la série des Hibotan bakuto (8 épisodes au total), emblématique succès du ninkyo eiga au féminin, dont Junko Fuji [1] fût la star emblématique. Alors que le style Roman Porno, sous l’impulsion de la Nikkatsu bourgeonnait allègrement, la Toei décide d’y inclure ses ingrédients les plus vendeurs - sex et sado-masochisme - au coeur d’une histoire de vengeance classique, sous la toile de fond politique d’un Japon impérialiste, en proie à l’extrême droite et aux conspirateurs étrangers.
Inoshika Ocho (Reiko Ike) est témoin de l’assassinat de son père, un détective enquêtant sur un scandale financier au sein de la puissante Seishinkai, alors qu’elle n’est qu’une enfant. Elle n’a pour seul indice que trois cartes de Hanafuda [2] que tenait son père au moment de mourir. Alors qu’elle est devenue adulte, fréquentant les tripot de jeux, elle sauve un leader anarchiste, Shunosuke, qui vient de manquer une tentative d’assassinat sur le responsable du groupe Seishinkai. Alors qu’elle continue à mener son enquête au sein du milieu des joueurs et autres criminels, pour démasquer les meurtriers de son père, elle doit affronter une redoutable joueuse de poker (Christina Lindberg) pour sauver la jeune soeur d’un confrère de jeu défunt. Les liens qui unissent tous ces personnages commencent à se tisser préparant un final dramatique, alors qu’Ocho rumine sa vengeance, aidée par les révélations de Shunosuke.
A l’inverse de sa suite, bien plus débridée, le souci de réalisme et de contextualisation, à l’image de la série Shurayuki Hime (1973-74) est marqué dès l’introduction par des photographies d’archives qui défilent, présentant l’évolution d’un Japon impérialiste en marche vers la modernisation et en passe de devenir une puissance mondiale. Mettant en scène la collusion entre yakuzas et nationalistes d’extrême droite qui s’opposent aux anarchistes militant pour un Japon libéré du joug étranger, ici naïvement incarné par le romantique bellâtre de service Shunosuke, à la coiffure tombante très manga style, Norifumi Suzuki semble se soucier d’une critique de l’expansionnisme et des valeurs occidentales adoptées par le Japon, dans sa description d’une corruption des hautes sphères du pouvoir. Comme il est d’usage dans le genre ninkyo, les yakuzas et autres politiciens véreux sont identifiés à l’influence étrangère jugée néfaste, à l’image des tenues occidentales, des demeures de style victorien, des pistolets et des rouflaquettes que portent certains personnages, ce qui confère au film un ton décalé. L’une des scènes les plus explicites et visuellement réussie se déroule dans une lanterne magique (précurseur des cinémas), diffusant des images de guerre du Japon impérialiste, alors que les yakuzas fouettent les geishas coupables d’avoir dissimulé l’anarchiste recherché par le gouvernement. Cette scène aux accents psychédéliques mêlant effets stroboscopiques et couleurs saturées est une brillante superposition de ces relents critiques qui se fondent intelligemment dans l’action, et traduisent la modernité esthétique et le savoir faire de Suzuki dans le dépassement des genres.
Car qui mieux que Norifumi Suzuki, l’un des initiateurs de la vague des pinku violents, aux côtés du maître défunt Teruo Ishii, pour dépasser les codes stricts et l’esthétique classique du ninkyo eiga en voie d’essoufflement ? L’oncle de Junko Fuji, pour qui il scénarisa plusieurs épisodes de la série Hibotan bakuto, n’en est pas à ses débuts dans le genre. Réalisateur maison, il est aussi le prolifique scénariste de la série des Kantô tekiya ikka (1969-1971) avec Bunta Sugawara, ou encore celle des Torakku yarô (1975-1979) dont il réalisa également certains épisodes ; mais possède surtout un sens esthétique unique qu’il transcende par une utilisation du cadrage et des couleurs, dépassant allègrement les standards du film d’exploitation pour titiller une forme de beauté cinématique surréaliste - voir la superbe scène finale source d’inspiration évidente de Shurayuki Hime -, et dont Seijû gakuen (1974), brûlot blasphématoire anti-chrétien d’une rare beauté, reste son chef-d’oeuvre emblématique, le plus connu en occident.
Moins extrème, Sex & Fury se situerait plutôt à mi chemin entre le classicisme de ses yakuza eiga antérieurs, la série des Sukeban blues et autres Terrifying Girls’ High School où de jeunes délinquantes aux charmes avenants se battent les seins nus, le tout saupoudrés d’accents SM et d’humour grivois entrevus dans un autre sommet du cinéaste, Tokugawa sekkusu kinshi-rei : shikijô daimyô (1972) ; dans lequel le goût pour l’emploi d’acteurs étrangers - ici la belle Sandra Julien sortant tout juste de ses Max Pécasseries - de seconde zone commençait à s’installer au sein de la Toei. Avec Sex & Fury, c’est au tour de la candide et belle Christina Lindberg, ex pinup suédoise devenue icône du revenge cinema grâce à son rôle dans l’infâme et choquant Thriller - a cruel picture, de prêter ses charmes au scénario tortueux de Tarô Bonten, sous les traits d’une espionne au service des britanniques, incarné par un médiocre, Mark Darling, en officier britannique dont l’accent américain trahit un peu plus l’anachronisme de cette culterie.
Non exempte de reproches, comme ces scènes érotiques à la photographie trop éclairée qui s’expliquent en partie par les rythmes effrénés de tournage, et le peu de temps de préparation entre les changements de sets, le film de Suzuki comporte néanmoins les marques de qualité des productions Toei : des décors ultra soignés. S’ils s’en démarque, c’est aussi par l’aptitude de son réalisateur aux cadrages élaborés et à l’utilisation brillante des couleurs et de leur saturation lors de séquences oniriques. Son usage particulier du zoom répétitif, notamment lors des flash-back, est une réussite ; sans oublier la musique, utilisée parfois en contrepoint à l’image.
Ce qui peut laisser perplexe en revanche, c’est ce curieux mélange entre violence sadique, érotisme cru, et des scènes romantiques niaises, tout juste digne d’un roman Arlequin. On peut légitimement se demander si Suzuki ne se laissait pas tout simplement aller, nous rappelant occasionnellement son génial talent lors de séquences de combats ou de tortures, à la violence stylisée, comme la grandiose scène - autre similitude avec Shurayuki Hime -, dans laquelle Reiko Ike agressée dans son bain, se bat nue, sabre en main contre une bande de yakuzas dans une cour enneigée, la caméra usant alors de ralentis et de hors champs sur la neige maculée de sang, donnant une tournure surréaliste et onirique à l’action. Le brillant final SM, annonciateur du Couvent de la bête sacrée, voit de nouveau Suzuki se jouer de l’imagerie anti-chrétienne - décidément digne d’une obsession félinienne chez le cinéaste - qu’il associe ouvertement au sadisme de la torture infligée à son héroïne de chaire, par une Christina Lindberg qu’on croirait échappée d’un film de Russ Meyer avec sa tenue d’indienne en velours beige (ou n’y avait-il pas d’autres costumes disponibles ?).
En bon iconoclaste, Norifumi Suzuki se joue du code d’honneur traditionnel et rigide du ninkyo eiga qui passe au second plan. Si la vengeance est bien le but ultime d’Ocho, tous les moyens sont alors bon pour y arriver. Laissant ainsi libre cours à son imagination débridée, Suzuki en maître de l’exploitation, révèle au mieux les charmes de son héroïne, au cours d’une originale séquence-prétexte d’empoisonnement. Jamais une Junko Fuji, ou à moindre égards Meiko Kaji, n’auraient osé se prêter à de tels débordements ; leur image fière et prude en sortirait indéniablement souillée au yeux de leurs fans. Hors la provocante Reiko Ike elle, n’hésite pas un instant, à tel point que sa performance physique, tout autant que son interprétation, reste plus que convaincante, compte tenu des situations des plus humiliantes dans lesquelles elle se retrouve. Sa dextérité lors des combats au sabre apparaissant même supérieure à celle de ses plus illustres contemporaines, sans oublier sa sensualité lascive qui offre davantage d’humanité à ces héroïnes improbables. A ses côté, signalons Jun Midorikawa, ancienne pensionnaire d’une école de Takarazuka [3] et habituée des rôles de délinquante dans la série des Sukeban, qui campe ici l’une des concubines du chef yakuza, lors d’un mémorable triolisme aux côté de Christina Lindberg et Seizaburô Kawazu, qui semble en redemander !
Sex & Fury démontre une fois de plus que le cinéma d’exploitation japonais des années 60/70 est une affaire de stylistes. Ce style, Norifumi Suzuki le maîtrise à merveille et réussit ainsi à renouveler le genre en lui apportant une coloration pinku SM inédite jusque là, que Teruo Ishii poussera à son paroxysme grotesque lors de sa suite. Même si l’on ne frise qu’épisodiquement le chef-d’oeuvre, la maladresse de certains mélanges de genres étant rendu délicats par la présence d’acteurs étrangers peu convaincants et d’une photographie parfois trop policée, cet opus reste un régal pour nos pupilles marquées à jamais par le sceau des héroïnes rebelles de cette époque bénite : Sasori, Oryu, Mako, Akemi Tachibana, Zero Woman... de l’exploit’ bien comme on l’aime quoi !
Sex & Fury est le premier titre sorti en DVD (zone 1, NTSC, 2.35:1, 16/9, Dolby Digital Mono), dans une toute nouvelle collection intitulée "The Pinky Violence Collection" chez un nouvel éditeur américain Panik House Entertainement. Signalons cette naissance comme une aubaine, car d’autres titres sont prévu dont la suite "Female Yakuza Tale", sans oublier un coffret de 4 films "Pinky Violence Collection" toujours avec la belle et sauvage Reiko Ike, dont la sortie est prévue le 15 novembre. C’est à croire que le Père Noël est en avance !
Mais revenons à l’objet de notre commentaire. Sex & Fury, même s’il ne bénéficie pas de bonus conséquents outre les filmos, trailers et posters d’usage, possède une qualité d’image proche de la perfection, dont les couleurs chatoyantes n’en ressortent que grandies. Pour les connaisseurs, signalons tout de même que le commentaire audio est réalisé par l’auteur du précieux ouvrage Outlaw Masters of Japanese Film (2005) : Chris Desjardins (aka Chris D.), accessoirement programmateur à l’American Cinematheque de Los Angeles.
[1] Elle n’est autre que la fille cadette du producteur roi du yakuza eiga made in Toei, Koji Shundo.
[2] Jeu de cartes traditionnel japonais datant du XVIIème siècle et symbole des yakuzas qui se considèrent comme des parias. Ses trois cartes perdantes sont le 8 (ya), le 9 (ku) et le 3(za).
[3] Forme de théâtre créé en 1914 par Kobayashi Ichizo, ancien directeur des chemins de fer Hankyu, dans laquelle à l’inverse du Kabuki, tous les rôles sont joués par des femmes.






