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- Interview du 10 mars 2005
- Interview du 5 février 2002

 

Nous allons commencer par Audition, puisque c'est pour ça que vous êtes ici. On a l'impression que Audition est une histoire qui est à la fois un peu en dehors de la bibliographie de Ryû Murakami, et un peu en dehors de votre filmographie.
Pourquoi vous-êtes vous rencontré sur ce film-là? D'autant plus que Murakami est lui-même réalisateur, et qu'il aurait donc pu tourner Audition lui-même…

Je pense que je suis d'accord avec vous quant à votre interprétation sur le côté marginal de cette œuvre de Murakami. Je crois que c'est effectivement un message très personnel de Murakami qui a pris la forme d'un roman, mais qui est quand même très différent des romans qu'il écrit d'habitude. Moi, j'ai eu l'impression en lisant le roman qu'il avait, au cours de sa vie, rencontré une femme comme Asami qui lui a servi de modèle pour Audition, et qu'il lui a envoyé ce message sous forme de roman - un message qu'elle seule pouvait comprendre. Et je trouve que c'est quand même formidable de la part de Murakami de pouvoir se payer le luxe d'envoyer un message personnel à une femme sous forme de roman.
Dans la mesure où j'ai perçu le roman de cette façon lorsque je l'ai lu en vue de l'adapter, je me suis dit que j'allais tourner la réponse que cette femme pourrait envoyer à Murakami vis à vis de cette lettre d'amour privée, exposer sa vision des choses à elle. C'est cela qui m'a décidé à faire Audition et c'est pourquoi, à juste titre, tant le roman que le film sont différents de ce que nous faisons l'un et l'autre.
Quant à savoir pourquoi est-ce que lui, réalisateur, m'a confié l'adaptation de son roman… Je pense que ça devait être trop dur pour lui, dans la mesure où je sens qu'il y a dans Audition une forte dimension personnelle. Il est vrai aussi que ça fait pas mal d'années que Murakami ne tourne pas de films. Est-ce qu'il n'aime plus ça, est-ce que ça l'ennuie - je ne sais pas. Je ne sais même pas s'il tournera à nouveau un jour, il faudrait le lui demander…

Nous sommes donc d'accord sur le fait qu'Audition soit un film un peu différent. Vous avez déclaré dans une interview réalisée pour le web il y a quelques mois que, pour vous, il était différent car il présentait l'histoire d'un homme normal à la recherche d'un petit peu de bonheur. Pourtant, à travers cette recherche, qui ressemble un peu à un désir d'intégration dans la société par le biais de la reconstruction d'une famille, cela rejoint quasiment tous les héros et anti-héros de vos autres films : ceux-ci semblent en effet tous rechercher une part d'intégration; que ce soit dans le fait que vous mettiez en scène autant d'immigrés, autant de populations minoritaires… Même la famille dysfonctionnelle de Visitor Q cherche finalement à s'intégrer au sein d'elle-même. Dans tous vos films, on ressent ce désir, jusque dans Bird People in China où les personnages cherchent à s'intégrer dans cette société marginale en Chine.
Si c'est réellement le cas, pourquoi vous intéressez-vous autant à ce problème? Est-ce que cela reflète une caractéristique du Japon moderne, un malaise que vous ressentez par rapport à la société japonaise ?

Je ne sais pas si c'est un désir d'intégration; c'est plutôt un désir de montrer la quête de petits bonheurs. C'est ce qu'il me plait de montrer. Je n'ai pas envie de raconter de grandes histoires. Je sais que dans les grandes histoires on peut aussi s'intéresser à des petits bonheurs, mais moi c'est ça qui m'intéresse beaucoup: c'est que tout le monde porte en son cœur un vide, et que tout le monde cherche à le combler. Alors le bonheur, ce n'est pas forcément d'intégrer une société; c'est peut-être d'être un peu heureux comme les autres que l'on voit autour de soi, et même si possible un tout petit peu plus heureux, un tout petit peu plus riche, un tout petit peu plus habile dans la résolution des problèmes. Moi, c'est ça qui m'intéresse. Je n'ai pas envie de raconter des histoires grandioses; j'essaye de combler le vide que tout le monde ressent dans cette société où nous sommes très seuls, de montrer la difficulté que l'on a à réaliser nos rêves même s'ils sont modestes. Et je voudrais que les spectateurs ressentent un peu d'amour pour les personnages que je mets en scène, et qui se battent pour ce petit bonheur supplémentaire.

Finalement ce que vous dites rejoint une autre déclaration que vous avez faite, dans laquelle vous disiez avoir besoin de retrouver des émotions et des sentiments que vous avez perdus pour faire un film intéressant. On a l'impression - et c'est d'ailleurs aussi pour cela que votre œuvre rejoint celle de Murakami - que vous vous attardez énormément sur les moments de transition de la vie, ces moments où l'on perd l'innocence et ce bonheur dont vous parlez; et que ceci se traduit par un grand attachement à l'enfance. Que soit dans Rainy Dog ou Dead or Alive 2, Ley Lines ou même The City of Lost Souls, on retrouve toujours cet intérêt pour l'enfance.
Est-ce que cette quête du bonheur que vous présentez s'effectue obligatoirement par un retour sur cette enfance, pour essayer de retrouver l'innocence à laquelle elle correspond?

C'est une quête d'un lieu de sécurité. L'enfance représente cette époque bénie où l'on savait où était le lieu où l'on se sentait en sécurité: c'était la maison. Tout petits, c'était le sein maternel, ou lorsque nous étions dans les bras de notre mère. Après, quand on est un peu plus âgés, c'est quand on rentre à la maison et que l'on sent l'odeur de la cuisine préparée par sa mère. Ce que je montre, c'est la quête de cet endroit où l'on se sent pleinement en sécurité; c'est une maison que l'on doit construire soi-même, une famille que l'on doit se construire, alors que l'image de cette sécurité absolue que l'on a dans son enfance s'éloigne peu à peu. Je crois que le retour à l'enfance, c'est un peu retrouver cette tranquillité procurée par le retour au nid, à la tanière, à la façon des animaux - ce qui est fondamental. Nous vivons trop dans un monde où le moindre petit désir n'est pas facilement réalisable, et le retour à l'enfance incarne un peu le retour vers un sentiment de sécurité très fort que l'on perd en entrant dans le monde des adultes.

Vous rejoignez encore, par cela, l'œuvre de Murakami. On sait qu'il vous a demandé d'adapter l'un de ses romans les plus connus, Les Bébés de la consigne automatique - projet qui pose, je crois, des problèmes de financement. Dans ce livre, un des personnages entend un bruit, qui est celui des battements du cœur de sa mère. Ce personnage s'apparente beaucoup à vos propres héros, et on ne peut s'empêcher de penser que c'est une œuvre qui vous correspondrait parfaitement. D'autant plus qu'il s'agit d'une adaptation qui demande un très grand travail sur le son, et que, à la vision d'Audition, il semblerait que ce soit un travail qui vous plaise particulièrement.
Est-ce que c'est le cas, et vous sentez-vous effectivement proche des Bébés…?

En ce qui concerne votre réflexion sur le son, et en particulier l'importance de ce son dans le roman de Murakami… Il est vrai que le son du cœur de la mère est très important pour le personnage de Hashi, chez qui il déclenche un nombre d'images et d'idées très important. Donc il ne s'agit pas seulement d'un son - ça, c'est facile à reproduire - mais d'autre chose. C'est là l'un des problèmes de ce film, auquel je crains d'être confronté: comment peut-on faire comprendre que ce son n'est pas seulement le bruit des battements du cœur de sa mère?
Mais je crois qu'il y a aussi autre chose, en dehors de problèmes de budget: je me demande si ça aurait un sens de faire un film à partir de cette histoire, si le monde actuel n'a pas déjà dépassé l'aspect futur de ce qui est montré dans le roman. Je me demande par conséquent s'il ne faut pas mieux laisser le roman tel qu'il est, comme une pierre brute, originale, et ne pas y toucher. Ce sont là mes réflexions sur l'adaptation des Bébés de la consigne automatique…

Nous allons donc nous écarter un peu de l'univers Murakami… On a un peu l'impression, aujourd'hui, que vous pouvez réaliser tout e que vous voulez… On peut prendre l'exemple de vos films qui font actuellement le tour des festivals, que ce soit Happiness of the Katakuri, Ichi the Killer - qui fait beaucoup parler de lui pour sa violence, Dead or Alive 3 et Agitator, et qui sont 4 films très différents les uns des autres. On sait aussi que vous avez tourné depuis une trilogie de Jiadai geki, le remake d'un Fukasaku (Le Cimetière de la morale, NDLR)… En plus de cela, vous trouvez encore le temps de réaliser des séries télé, comme Tennen Shojo Man (sourire) ou MPD Psycho, ou des films en numérique.
Qu'apporte, en plus de tout ce que vous faites déjà pour le cinéma, ce travail supplémentaire dans le domaine de la vidéo ou des séries télé? Est-ce que c'est quelque chose dont vous avez besoin, ou plutôt un terrain d'expérimentation supplémentaire?

Non, cela n'a pas un sens très fort. Comme je le dis souvent, je suis comme un enfant auquel on offre des jouets de types différents. Ces jouets ont peut-être été pensés par des adultes pour des enfants, mais les enfants savent toujours les détourner, et même les utiliser d'une manière différente de celle à laquelle les adultes ont pensé. Et ce qui est amusant pour les enfants, c'est aussi quelquefois de combiner ces jouets, et pour moi ça correspond uniquement à ça, à l'envie de goûter à tout. Je ne vois pas pourquoi je me priverais du plaisir d'utiliser tel ou tel jouet en me restreignant à un type donné. Pourquoi est-ce que je me bornerais? Maintenant, je suis réalisateur de 35mm… Qu'est-ce que cela m'apporte de plus? Moi, je préfère ne pas me refuser le plaisir de jouer avec tous les jouets qui me sont offerts…

Peu de gens utilisent cette liberté. Quelque part, on se demande si ce n'est pas lié au fait que, même si vous avez fait des études de cinéma dans l'école d'Imamura, ce n'est pas quelque chose que vous aimiez plus que ça. Je crois d'ailleurs que vous avez mis beaucoup de temps à sortir de cette école…
Finalement, est-ce que c'est cette distance par rapport au milieu du cinéma qui préserve votre liberté dans toutes les formes que vous abordez?

(rires) Je crois que vous avez tout à fait bien compris, que c'est effectivement pour cela que je continue à me sentir libre par rapport à ce mode d'expression.
(pause, rires) J'ai l'impression que vous savez plus de choses sur moi que je n'en sais moi-même!

Une dernière question…
On vous rapproche souvent de Suzuki Seijun, et je pense que l'on vous rapprochera désormais d'autant plus de Fukasaku que vous avez tourné un remake d'un de ses films. Vous, vous citez souvent les Monty Python - et il est vrai que dans la série des Dead or Alive, par exemple, on retrouve une certaine insolence, un certain non-respect des règles cinématographiques que les Monty Pyhton partageaient aussi. Le cinéma n'était pas votre première passion - je crois que vous vouliez être pilote de moto… On se demande quand même, du coup, comment s'est formé ce langage cinématographique que l'on reconnaît dans tous vos films, et s'il est ancré dans le manga - qui semble avoir une place importante dans votre œuvre puisque, de Salaryman Kintaro à Ichi the Killer, vous avez adapté bon nombre de mangas…

Oui, vous avez raison, je pense que ce qui m'influence le plus, c'est effectivement l'illustration et le manga - mais pas les mangas que l'on voit actuellement, ceux de mon enfance. J'essaye toujours de retrouver les émotions et les surprises que j'ai éprouvé en lisant les mangas de mon enfance, et c'est ça qui me motive dans la réalisation de mes films. Par exemple, quand je suis rentré à l'école de cinéma, ce n'était pas pour devenir réalisateur, ce n'était pas pour faire des films, mais pour tuer le temps et pour retarder la date à laquelle je devais rentrer dans le monde des adultes. Et donc je n'ai pratiquement rien appris de ce que les gens qui vont faire du cinéma apprennent normalement dans les écoles. Moi, je tourne de la manière la plus simple possible, en essayant de retrouver ces émotions que j'ai eues en lisant les mangas de mon enfance.
Je ne peux pas analyser mon langage cinématographique. Ce que je sais c'est que je tourne des films; pour tel ou tel film je me dis "tiens, je vais raconter cette histoire, et je vais le faire comme ça". Je crois que je suis le plus simple possible, je ne fais pas de recherches, je n'ai pas de stratégies, je n'ai d'images ni à construire ni à défendre. J'essaye juste d'être le plus simple possible par rapport à l'histoire que j'ai à raconter.
Je ne peux pas vous expliquer plus que ça. Je ne sais pas analyser. Je ne sais pas parler de ce que je fais. Je sais simplement que ma démarche, c'est la simplicité et la clarté par rapport au sujet que je tourne.

Akatomy & Elan Films

Propos recueillis à l'Hôtel Raphael le mardi 5 févier 2002, en prévision de la sortie d'Audition
sur les écrans français le 6 mars 2002. Un grand merci à la traductrice présente ce soir-là
et à Sophie Bataille du
Public Système Cinéma pour sa collaboration et sa gentillesse!