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Hors-Asie

Alex de la Iglesia : Muertos de Risa

Espagne | 1999 | Un film de Alex de la Iglesia | Avec Santiago Segura, El Gran Wyoming, Alex Angulo, Carla Hidalgo, Eduardo Gómez, Jesús Bonilla, María Asquerino, José María Íñigo, Uri Geller, Manuel Tallafé, Silber Alfonso Lussón

Il est quand même amusant de constater que, cinématographiquement parlant, les pays les plus proches de nous sont en réalité les plus distants. Hormis deux ou trois noms en effet, qui connaissons-nous aujourd’hui parmi les réalisateurs italiens, allemands ou espagnols en activité ? Il est vrai que le cinéma italien n’a plus sa richesse d’antan, et que nos voisins allemands, à quelques noms historiques prêt, se sont toujours fait relativement discrets à ce sujet. Mais qu’en est-il de nos "chers voisins" espagnols, dont la production est plus riche d’année en année ? Et bien rien justement. Car, de ce côté-ci de la frontière, les seuls ibères connus du public se nomment Almodovar ou Saura - parfois Medem, mais cela reste rare. Et quand bien même un autre nom parvient jusqu’aux salles françaises, c’est généralement rattaché à une Victoria Abril, une Carmen Maura ou un Javier Bardem (ce qui, on est d’accord, n’est pas une critique en soi). Il y a des exceptions à cela, comme l’atteste la sortie récente de Fausto 5.0, passé totalement inaperçu, ou la distribution l’an dernier de La secte des sans noms. Mais pour un Jaume Balaguero, combien de Juanma Bajo Ulloa, de Enrique Urbizu, de Santiago Segura ? Qui connaît Emma Suarez ? Et Alex de la Iglesia dans tout ça ? Et bien l’heureux Alex est justement le sujet de notre article du jour, et plus particulièrement son inédit Muertos de Risa. Avant d’en venir à ce titre cependant, parlons un peu du personnage, dont le dernier opus - le western 800 Balas - sort en ce moment en Espagne...

Chef décorateur sur l’excellent Todo por la pasta d’Enrique Urbizu (1990), Alex de la Iglesia passe pour la première fois derrière la caméra en 1991 à l’occasion d’un court-métrage en noir et blanc très connu en Espagne, Mirindas Asesinas. Un bar pour unique décor, Alex Angulo dans le rôle d’un homme qui commande une "mirinda" et qui dessoude le barman sous prétexte que celui-ci ne l’avait pas prévenu qu’il lui faudrait payer sa consommation ; il n’en faut pas plus pour asseoir l’humour caustique du futur prodige espagnol, alors âgé de 26 ans. Cette carte de visite en poche, le jeune homme parvient l’année suivante à convaincre le dirigeant de El Deseo S.A. - nul autre que Pedro Almodovar lui-même - de produire son premier long métrage : Acción Mutante sera le second film estampillé El Deseo à ne pas être réalisé par l’abonné au Festival de Cannes. Lorsqu’il sort sur les écrans en 1992, ce film de science-fiction génère un "cult following" comme on dit, inversement proportionnel à son budget.

Un groupe de terroristes "minusvalidos" (comprendre handicapés) menés par Ramon Yarritu (Antonio Resines) cumule les attentats foireux. N’y tenant plus, ceux-ci décident de kidnapper la belle Patricia Orujo (Frédérique Feder), fille d’un richissime homme d’affaires, pour que le monde entier entende leur revendication : que les gens laids et difformes retrouvent une place noble dans la société. Mais Ramon étant aussi vilain dedans que dehors, il descend l’équipage du vaisseau en fuite pour garder la rançon pour lui seul. Son plan aurait pu fonctionner si le vaisseau ne s’était pas écrasé pas sur la planète Axturias...

Petit budget admirablement exploité, Acción Mutante est un film insolent, trash, drôle et de très mauvais goût. Le public espagnol (autrement plus ouvert que son équivalent français) accueille cependant le film les bras ouverts, les Def Con Dos (responsables du générique du film) deviennent un groupe culte, et Santiago "Torrente" Segura nous "séduit" sur grand écran pour la première fois : bref, Acción Mutante - en plus d’être un chef-d’œuvre du système-D et de la "contre-culture" - est un film historique, à sa façon. Tant qu’on est dans l’histoire d’ailleurs : le film avait été nominé au Grand Prix du Festival d’Avoriaz dernier du nom (à savoir 1993), perdant toutefois face à un autre chef-d’œuvre mythique, le Braindead de Peter Jackson - une semi-reconnaissance qui n’a pas pour autant empêché l’échec du film en France. Uniquement sorti en VF, on peut expliquer cet échec par un humour intrinsèquement espagnol, construit sur des références pour la plupart inaccessibles dans l’héxagone et par conséquent difficiles à transposer en français. Ce travers prévisible se reproduira d’ailleurs quelques années plus tard avec la sortie du premier Torrente de... Santiago Segura. Fin de la parenthèse.

Nous voici désormais en 1995, année de la sortie de El Día de la bestia (Le jour de la bête) : Alex remet le couvert avec une comédie moins trash (encore que), orientée "apocalypse à la fin du millénaire". Alex Angulo, héros de Mirindas Asesinas et Acción Mutante, interprète le Père Angel Beriartua. Homme de foi iconoclaste, l’homme se livre à une étude cabalistique de la Bible qui le mène à croire que l’Antéchrist naîtra le 24 décembre 1999 à Madrid. Pour tenter de mettre la main sur le Diable, notre Père se met à faire le mal autour de lui, histoire de se faire remarquer par le malin. Il sollicite l’aide de José Maria (Santiago Segura), "heavy" de Carravanchel (banlieue sordide de la capitale espagnole) : avec la musique qu’il écoute (metal en tout genre), le jeune désoeuvré y connaît certainement un rayon en satanisme...

Si le Goya 1996 du Meilleur Film lui échappe au profit de l’excellent Nadie hablara de nosotras cuando hayamos muerto (Personne ne parlera de nous quand nous serons mortes - un polar sordide de Agustin Diaz Yanes avec Victoria Abril), El Día de la bestia rafle quand même six Goya, parmi lesquels celui du Meilleur Réalisateur, des Meilleurs Effets Spéciaux et de la "Révélation Masculine" (pour Santiago Segura). D’autres récompenses suivront à l’international (Grand Prix à Gerardmer, Fant’asia et Bruxelles), et pourtant le film restera là encore un échec en dehors de son pays d’origine (moins de 25.000 entrées en France lors de son exploitation au cours de l’été 1997). C’est d’autant plus dommage que cette seconde réalisation est moins expressément espagnole, que l’humour - bien qu’un tantinet hardcore - vise un public plus large, que les Rois Mages se font mitrailler devant la toute nouvelle Fnac de la Gran Via, et que les prestations des acteurs sont savoureuses. Pour une fois, l’homme n’est prophète qu’en son pays, et auprès de quelques festivaliers acharnés. Ca craint : devant l’échec de El Día de la bestia, aucun des films suivants du réalisateur ne sortira en France avant La comunidad (Mes chers voisins) en juillet 2002.

Et c’est bien dommage, car entre El Día de la bestia et le plus "populaire" La comunidad (qui a cette fois presque atteint les 100.000 entrées, du coup on croise les doigts pour 800 Balas), Alex de la Iglesia a tout de même signé deux films, et pas des moindres.

Le premier, c’est une adaptation du roman de Barry Gifford (Sailor & Lula), Perdita Durango (1997), avec Javier Bardem, Rosie Perez et Santiago Segura (qui, vous l’aurez compris, est un peu l’acteur fétiche du réalisateur). Très violente, cette coproduction USA/Mexique/Espagne - seul film d’Alex en anglais à ce jour - est passée inaperçue dans le monde entier, ne séduisant qu’un public réduit en dépit de qualités évidentes (à commencer par la coupe de cheveux de l’hallucinant Bardem), même si Perdita Durango est le film le moins intéressant du réalisateur.

Le second, accessoirement sujet supposé de cet article qui n’en finit plus d’être une introduction, c’est Muertos de Risa (1999), avec El Gran Wyoming et... Santiago Segura dans son plus grand rôle à ce jour.

Bruno y Nino... Deux prénoms associés par Alex et son scénariste Jorge Guerricaechevarria à l’histoire espagnole, deux comiques transformés en "Forrest Gump" improbables, grâce à la violence simple et efficace d’une claque, déclinée de mille façons différentes...

La narration de Muertos de Risa commence par la fin des aventures de Nino et Bruno. Deux voitures démolies sont poursuivies par la police. Derrière le volant de chacune d’elles, un conducteur au visage déformé par la haine, ensanglanté. Il s’avère que les deux forcenés essayent de rejoindre un plateau télé, où ils sont attendus avec impatience pour célébrer leur retour devant les caméras, enfin réunis après de nombreuses années de séparation, pour une émission de "noche vieja" (réveillon du nouvel an). Mais les deux hommes ne se regardent pas, se contentent d’échanger deux phrases tandis qu’on les nettoie, les maquille. Puis le spectacle commence, les portes du plateau se referment le temps de l’émission, la police reste bloquée derrière. L’agent des deux comiques supplie les autorités de les laisser finir leur performance. Des coups de feu éclatent, le public est mort de rire... mais ceci n’était pas dans le scénario : Nino et Bruno sont à terre, criblés de balle, en train de se tirer dessus à bout portant "pour de vrai", en s’insultant. Mais comment en sommes-nous arrivés là ?

Retour en arrière, quelque part dans les années 60-70. Bruno (El Gran Wyoming) travaille dans un bar minable au milieu de nulle part. Nino (Santiago Segura) assure le divertissement du public en entonnant avec passion - mais peu de talent - des reprises de Nino Bravo. Dans la salle, des légionnaires sévèrement émechés, se moquent passablement de leur entertainer. Leur hilarité est décuplée quand leur mascotte (une chèvre, bien sûr !) monte sur scène pour taquiner Bruno. Il suffit d’un coup de micro bien placé sur le haut du crâne pour que la chèvre s’éffondre, morte. Sans transition, on retrouve Nino et Bruno devant l’établissement en feu. Ne sachant trop quoi faire, Bruno parvient à convaincre Nino de l’accompagner pour tenter de démarrer une carrière en duo. Le problème, c’est que Nino est un timide maladif, incapable de débiter les blagues que son partenaire lui enseigne. Toutefois, Julian (Alex Angulo) remarque un certain potentiel dans le duo, et les entraîne dans un spectacle. Une fois de plus, Nino reste transit d’effroi devant le public, aussi Bruno commence-t-il à l’insulter. Le public, excédé, suggère au bourreau de lui coller une claque, histoire de le réveiller. Bien entendu, Bruno s’éxecute. La salle explose de rire, Nino n’a pas bougé, encaissant la claque avec une incroyable "cara de nada" (visage parfaitement inexpressif). Un concept simple qui va propulser Nino et Bruno au top des comiques espagnols, pendant de longues années. Mais peut-on se prendre des claques toute sa vie sans que s’accumule une certaine rancœur ?

Le concept narratif de Muertos de Risa est simple : croiser Forrest Gump avec La guerre des Rose, autour de l’un des gags visuels les plus primitifs qui soit. Ainsi, cette quatrième réalisation de Alex de la Iglesia vise à premier abord deux objectifs : jeter un regard critique sur l’histoire espagnole récente, au travers de la culture télévisuelle ou du rendu télévisuel de quelques faits historiques, et démolir un certain star system au travers d’une guerre de jalousie sans précédent. Le mélange des deux objectifs se fait de façon parfaitement fluide, grâce aux interventions télévisuelles de Nino et Bruno, qui rythment à la fois l’évolution de la culture espagnole et celle de leur relation - et ce grâce à un parallèle habile entre la dissolution progressive de l’ "amitié" des deux protagonistes (montrée alternativement en "live" et hors-plateau) et les évènements qui secouent la société espagnole.

Néanmoins, le véritable but du film est autre.
Le choix d’un prologue qui anticipe la fin de cette collaboration comico-sadique fait beaucoup dans l’orientation caustique de Muertos de Risa : dès les premières images, les personnages de Nino et Bruno sont immédiatement montrés privés de leur humanité, aussi revient-il au reste du film à reconstruire notre sympathie pour cette entité auto-destructrice à deux têtes - en théorie tout au moins. Pas évident quand la première image véritable de Santiago Segura nous le montre - au cours d’un ralenti sublime - en train d’écarter violemment un jeune fan, le projetant contre un mur avant de déchirer le papier destiné à être dédicacé. Dans la mesure où il est admis d’entrée de jeu que les prestations de Nino et Bruno (à moins que ce soit Bruno et Nino) ne sont qu’une facade, comment rendre appréciable leur visage public ? Peu importe, puisque c’est inutile !

Alex de la Iglesia postule dés le départ qu’un tel ressort comique (la claque) ne peut exister que par la haine : la preuve, c’est que plus les deux héros se détestent, plus le public les trouve drôle. Du coup, c’est l’attitude des télespectateurs face à un tel spectacle que le réalisateur remet en cause, puisqu’il trahit la réalité de la relation de Nino et Bruno dès les premières images du film. Le procédé, pervers à souhait, fonctionne doublement grâce à la mise en abîme de la notion de spectateur : finalement, nous sommes encore plus détestables que le public mis en scène dans le film, puisque nous rions de Nino et Bruno alors que nous savons parfaitement quels sommets leur violence va atteindre. En les encourageant à continuer leurs spectacles, nous les poussons volontairement à nourrir leur jalousie et leur haine, et les entrainons avec le sourire jusqu’à leur mort.

Le moment le plus mémorable de la mise à nu du rire "violent" que vise Muertos de Risa, intervient dans la séquence où Bruno se repasse en boucle les images de Nino encaissant sa claque, image par image, pour jouir de l’excellence de son inertie, de son absence totale de réaction en dépit d’un dédain évident pour son inéparable tortionnaire, pour cette douleur sans laquelle les deux losers ne possèdent aucun ressort comique. Immanquablement, cette vision en boucle, sans cesse plus insistante, provoque une hilarité incontrôlable chez le spectateur, en raison de la gratuité du geste, réduite à sa plus simple expression, en dehors de tout contexte " théâtral".

Une telle démarche n’est bien sûr rendue possible que grâce au talent des acteurs retenus pour incarner Nino et Bruno. Il est en effet difficile d’imaginer dans la peau de Nino quelqu’un d’autre que Santiago Segura, qui possède une aptitude sans égale pour l’autodérision. Il est d’ailleurs permis de se demander si, dans la "vraie vie", l’incroyable homme orchestre n’est pas rongé lui aussi par les vers, de l’intérieur - il en va de même pour El Gran Wyoming, qui ne peut se définir comme beau qu’aux côtés d’un personnage comme Segura. Les deux atteignent une complémentarité, non seulement indispensable à la réussite du film mais parfaitement inégalée.

Muertos de Risa est donc une grande comédie pathétique, qui nous renvoie au visage notre humour primaire, détestable, qui encourage le mépris des autres pour satisfaire au développement de notre égo. Alex de la Iglesia avait déjà posé de façon implicite, le problème du ridicule et du handicap comme moteur du rire dans Accion Mutante. Il utilise ici une seconde fois à son avantage le travers qu’il dénonce, assumant sa propre propension au rire dépréciateur. Ca fait peut-être de lui un épouvantable manipulateur ; reste tout de même que Muertos de Risa est à ce jour son film le plus riche, le plus intéressant et - je plaide coupable - le plus drôle ! Alex y Santiago forever !

Muertos de Risa est disponible en DVD zone 2 PAL en Espagne. Le DVD édité par Manga Films est sous-titré en anglais.

- Article paru le samedi 26 octobre 2002

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