Taiyo no Kizu
Sauvage innocence.
La délinquance juvénile en nette recrudescence depuis les années 90 au Japon pousse nombre de sociologues [1] à s’interroger sur un phénomène qui semble traduire un profond dérèglement au coeur d’une société ultra policée et prospère. Du phénomène “butterfly knife” dont les crimes semblent pour une part imputables à l’influence des séries TV (en l’occurrence The Gift avec le faux bad boy des SMAP, Takuya Kimura), aux oyaji gari (chasse à l’homme) prenant pour cible des passants éméchés ou les sans-abris sans défense, comme Kitano le décrivait déjà en introduction de Violent Cop (1989), les cas d’agressions par de très jeunes adolescents se multiplient, des plus banales aux plus ignobles, dont l’affaire Junko Furuta [2] est à ce jour l’exemple le plus sordide.
Confronté à une telle violence, l’adulte incrédule semble souvent désemparé, hésitant entre lâcheté et bravoure inconsciente. C’est devant une telle situation que le salaryman Katayama (Sho Aikawa), protagoniste de Taiyo no Kizu, fruit d’une année 2006 plus que pléthorique pour le stakhanoviste Miike, va se retrouver projeté ; alors qu’il regagne tranquillement son domicile après une longue journée de labeur, dans l’espoir de fêter l’anniversaire de sa toute jeune fille, aux côtés de son adorable épouse. Seulement au détour d’un parking sombre il entend le bruit sourd de coups violents, suivis des gémissement d’un SDF brutalisé par une bande d’adolescents. Un instant d’hésitation plus tard et il décide de s’opposer à cette violence gratuite. Réussissant à faire battre en retraite les agresseurs, il est provoqué par l’un d’eux qui sort un couteau. Le désarmant, il se met à le frapper au visage de rage, avant que la police n’intervienne. L’adolescent brutalisé, qui semble être le meneur de la bande décide par la suite de se venger, en s’en prenant à ce que l’homme a de plus cher : sa fille. Il organise froidement le meurtre de la jeune fille de Katayama, provoquant par la suite le suicide de sa femme par désespoir, et brisant définitivement la vie du salarié modèle. Emprisonné comme délinquant juvénile, celui-ci est libéré trois ans plus tard.
Dans le cinéma de Takashi Miike la violence bien qu’omniprésente, et imprégnant fortement l’ensemble de l’oeuvre du cinéaste, n’est souvent que la manifestation d’une énergie brute, celle d’une jeunesse avide. Cette violence est motrice d’une envie, d’un appétit de vie. Elle peut prendre diverses formes, telle que la nostalgie d’une jeunesse libre habitant les personnages des deux Kishiwada Shonen Gurentai (Young Thugs), ou encore la forme de l’amour dans Ichi the Killer, sans oublier l’absurdité fondamentalement humaine dans Izo. En tant que manifestation de l’homme, elle est aussi libératrice. Cette violence si elle peut effrayer le spectateur non averti, conserve néanmoins une certaine distance dans sa confrontation au spectateur, du fait même du cadre choisi par le cinéaste, opérant exclusivement dans le cinéma de genre, depuis l’univers fantasmé des yakusa, de la science-fiction, du film d’horreur, ou encore de celui des super-héros. La cruauté du réel n’est certes pas absente, mais se trouve souvent désamorcée par le genre même.
Avec Taiyo no Kizu, Miike aborde un tournant, et tente une autre expérience. Celle de faire tomber les barrières du genre - même si comme nous le verrons elles ne s’effacent jamais totalement -, en mettant en scène un drame du quotidien, en s’attaquant frontalement à un sujet de société, prolongeant ainsi un peu plus sa réflexion sur la violence, comme constitutive de l’homme. Plus que jamais acteur fétiche du réalisateur, Sho Aikawa, lui servant de porte-parole, est ici à contre-emploi. Il se voit dépareillé de sa cape noire et de son costume zébré, pour endosser le complet gris d’un salaryman d’âge mur, la permanente un peu trop relevée (enfin c’est toujours mieux qu’un gominage chromé de rigueur !) ; dont la vie bascule le jour où ce dernier décide de faire preuve d’un peu plus de courage et d’engagement que la moyenne de ses concitoyens.
C’est paradoxalement en s’opposant à la violence exercée contre un sans abri, que le personnage de Katayama va déclencher une spirale de violence qui ne cessera qu’à la toute dernière image du métrage. Si par le passé l’enfant était parfois le témoin involontaire de cette violence comme dans Rainy Dog (1997), il n’en était jamais le moteur, et rarement victime de sa confrontation directe. Avec Taiyo no Kizu, c’est tout le contraire. Miike semble avoir endossé les habits d’un père de famille à travers son double, Sho Aikawa, qui démontre ici une nouvelle facette de son talent, loin des stéréotypes d’acteur de V-cinema qu’on lui prête habituellement. Cette doublure que le réalisateur avait auparavant utilisée pour sonder l’imaginaire de son enfance à travers le personnage de Zebraman (2004), prend ici la forme d’un questionnement social face à la délinquance juvénile qui semble désemparer le cinéaste de la violence. Ce n’est plus la jeunesse qui l’intéresse, tant il semble bien incapable de comprendre ses pulsions de mort (voir la fascination des adolescents dans le film pour les armes), mais le personnage de Katayama dans sa confrontation à cette même violence absurde et son cheminement à travers sa souffrance et son besoin de comprendre, de faire le deuil de sa fille et de sa femme.
La destruction de l’unité familiale, au coeur du cinéma de Miike, n’a jamais été aussi radicale et brutale. A cette destruction, Katayama tente de faire face lorsque le jeune assassin de sa fille est emprisonné et que sa femme se suicide. La pellicule passant alors au noir et blanc, et traduisant par métaphore l’obscurcissement d’un horizon privant la capacité pour le personnage de renaître de sa souffrance. L’humanisme de mise dans Big Bang Love Juvenile A est ici rendu impossible par le cadre sociétal même et son système judiciaire protégeant le mineure, rendant inopérante toute réponse face à la douleur subie par Katayama. La libération seulement trois ans après du jeune meutrier, provoque une onde de choc émotionnelle lors d’une séquence au cut inventif, où une simple goutte d’eau devient le catalyseur d’un désir de confrontation avec le meurtrier, espoir vain d’une tentative d’explication et par là même de résilience pour Katayama. C’est ce désir qui poussera ce dernier à braver les interdictions du juge et découvrir le lieu ou Kamiki tente une reconversion, employé dans une petite fabrique de surf (l’image poussant à l’ironie).
A travers le personnage de Kamiki, monstre manipulateur qui vous sourit une sucette à la bouche, et l’instant d’après vous poignarde sauvagement, Miike décrit le mal absolu qui gangrène une jeunesse influençable, à l’image du jeune garçon qui achète un couteau à ses aînés et s’en saisit comme d’un jouet. Le titre japonais lui évoque une lointaine allusion au mouvement du “Taiyozoku” (génération du soleil) dont la jeunesse désenchantée des années 50/60 était l’emblème. Mais l’époque n’est plus à l’espoir d’une vie meilleure, mais à l’absurdité d’une jeunesse privée de conscience et dont l’aliénation urbaine se manifeste par ses “blessures du soleil” plus profondes qu’apparentes.
Il n’y a plus aucune nostalgie dans la jeunesse décrite par Miike, mais le triste constat d’une société déréglée, ignorante des notions de bien et de mal. La caméra du cinéaste décrit une sauvage innocence d’un regard froid et glaçant, à l’image d’une scène bien plus insoutenable que les brochettes perforant le gosier d’un Susumu Terajima en suspension dans Ichi the Killer, lorsqu’au loin on entend les cris meurtris d’un chat au fond d’un sac plastique que le garçon lacère de son couteau, comme pour tester l’efficacité de la lame, avant de l’utiliser sur une personne.
Même si tous les jeunes ne sont pas dépeints comme foncièrement mauvais, l’auteur semble décrire en la personne de Kamiki une graine de violence qui, si elle n’est éradiquée, finit par influencer et instrumentaliser les jeunes sous influence, comme le montre avec intelligence l’utilisation faite dans le film des téléphones portables. Le propos jusqu’au boutiste du film dont la violence gratuite pourra choquer, ou faire passer son auteur pour un réactionnaire, n’offre pour seule réponse que cette même violence - avec parfois une certaine facilité -, balayant ainsi toute éventualité d’un questionnement moral légitime. Elle est toutefois à opposer à l’ampleur de la tragédie subie par son protagoniste, interrogeant par là même le spectateur. Miike n’oubliant pas au passage d’égratigner un système judiciaire inadapté, ainsi q’une police manifestant une incapacité d’action et de prévention flagrante. La vengeance devenant alors le seul remède à l’apaisement d’une âme dont la blessure ne se cicatrisera jamais.
Si Miike ne se départit par foncièrement d’un certain cinéma d’action - ni de son sens du grotesque à l’image de la séquence impliquant Kenichi Endo -, dont il maîtrise désormais toutes les ficèles, à l’image du final en clin d’oeil au Silence des Agneaux, il adopte ici un réalisme froid à l’aide d’un brillant travail en caméra portée, aidé par une photographie terne, aux contrastes parfois lugubres, sans oublier l’utilisation parcimonieuse de la musique de son fidèle compositeur Koji Endo, dont la bande sonore sert parfaitement l’atmosphère sombre du métrage.
Moins perturbatrice que l’ambiance cafardeuse décrite dans le All Night Long (1992) de Katsuya Matsumura, Taiyo no Kizu n’en est pas moins violent et radical. Tranchant nettement avec la violence distanciatrice dont l’écorce du genre permettait au cinéaste les excès les plus inouïs, le réalisme brutal de Taiyo no Kizu décrit le cheminement inexorable vers la violence, d’un homme en quête de compréhension, face à une jeunesse qu’il ne reconnaît plus. Film crépusculaire d’une certaine parenté avec les films d’auto-défense qui connurent leur heure de gloire dans l’amérique des 70’s, cette “blessure du soleil” [3] ; qu’on la rejette ou qu’on l’approuve, ne laissera point insensible.
Le film est disponible en DVD au Japon chez Toei Video, sans sous-titres.
[1] Lire à ce sujet La société japonaise et le psychopathe, par Kaoru Takamura et Masaaki Noda , Cahiers du Japon N°75, Paris, 1998.
[2] Du nom d’une jeune lycéenne qui en novembre 1988 fût séquestrée, torturée puis tuée par quatre jeunes mineurs, son calvaire ayant durée pendant 44 jours. Le très dérangeant Katsuya Matsumura en donnant une version exploit dans Joshikosei konkurito-zume satsujin-jiken (Schoolgirl in Cement, 1995).
[3] Traduction littérale du titre japonais.






