Koroshiya Ichi, Koroshiya 1
Scénario de Sakichi Sato, d'après un manga de
Hideo Yamamoto
Avec Tadanobu Asano, Nao Omori, Shinya Tsukamoto, Paulyn Sun (Alien
Sun), Susumu Terajima, Shun Sugata, Toru Tezuka, Yoshiki Arizono,
Kee, Satoshi Niizuma, Suzuki Matsuo, Jun Kunimura
Parmi tous les films qui sortent dans nos salles,
peu nombreux sont ceux qui savent réellement se trouver un public
des mois et des mois avant une première projection. Je ne parle
pas de ceux qui suscitent une attente: que ce soit Le Seigneur
des anneaux ou la première trilogie Star Wars, les éventuels
Indy 4, Terminator 3 ou Alien 5, il existe
aujourd'hui bon nombre de lois de marketing pour amener les gens
en salle. Les séries marchent très bien pour ça, puisque la problématique
est simplifiée par les notions de continuité et de familiarité.
A côté de cela, certains réalisateurs aussi se cantonnent
à des styles qui tiennent plus de la formule que de l'"auteurisme"
véritable, à la façon de Woody Allen et Robert Altman, et trompent
par conséquent rarement l'attente de leur public. Pour tous
les autres films, ces "one shot" qui font baver sur un simple concept,
une image ou un teaser (Dark City, Blair Witch
Project par exemple) sans rentrer dans le rang des adaptations
d'autres supports - livres, comics ou aujourd'hui jeux vidéo
- les spectateurs se sentent souvent bafoués par le résultat final.
Sans doute cela tient-il à la caractéristique première du fantasme,
qui est d'aller bien plus loin que la réalité ne pourra jamais le
faire. Mais avant tout, si le spectateur est bafoué, c'est par sa
propre attente; aussi beaucoup de gens sont-ils déçus non pas d'une
réalité mais de l'image qu'ils s'en étaient appropriés.
Dans le cas d'un film de Takashi Miike, on serait tenté de dire
que les fans - à savoir, pour le moment, les seuls en mesure
d'attendre quelque chose d'un réalisateur encore cantonné au circuit
festivalier - doivent savoir à quoi s'attendre: avant tout à
être surpris. La familiarité, chez Miike, c'est une honnêteté simpliste,
une franchise assumée, un détachement hors-du-commun qui garantissent
une surprise - c'est donc justement la certitude paradoxale d'être
décontenancé.
Dans le cas d'un projet aussi démesuré que Ichi the Killer -
adaptation d'un manga ultra-populaire au Japon - il n'est cependant
pas surprenant de voir que même le fan aguerri peut se retrouver
déstabilisé par un jeu médiatique outrancier. Taxé par les uns de
"film le plus violent, le plus choquant de la création", par les
autres d'OVNI quasi-inregardable - ou alors, si c'est par curiosité,
sans le moindre plaisir - Ichi the Killer a drainé des milliers
de festivaliers avides de sensations fortes dans les salles obscures,
sans doute à la recherche du Brain Dead de Miike: un film-défouloir
qui ne serait qu'un long morceau de bravoure, éprouvant. Le concept
est déjà tellement alléchant qu'il peut suffire à attirer beaucoup
de monde, c'est certain. Maintenant, est-il suffisant à garantir
la satisfaction? Bien sûr que non. Moi-même, je dois avouer m'être
laissé bercer par ces promesses de violences insupportables.
Alors oui, Ichi est un film incroyablement violent. Mais
ce n'est pas qu'un simple exutoire. Car si Miike est un provocateur
fou, c'est avant tout un homme sensé, réfléchi, qui saura visiblement
toujours se poser les bonnes questions, quel que soit le sujet qu'il
aborde. Si déception il y a à la vision de Ichi, c'est donc
dans le sens anglophone du terme: une certaine illusion, loin d'être
péjorative. Car Ichi the Killer n'est pas qu'un étalage de
tripes, c'est une histoire d'amour, une ode à la vie par antithèse.
Une passion assourdissante pour un extrême qui finit inévitablement
par en rejoindre un autre.
Présentations…
Le clan Anjo se retrouve dépossédé de son patron.
Pour d'aucuns, le Boss aurait filé avec l'argent amassé par
ses hommes, en compagnie d'une demoiselle. Pour d'autres, il aurait
été enlevé par un clan adverse. Mais certains savent que l'homme
a été assassiné par un dénommé Ichi, un tueur dont
le nom commence à faire courir des vagues d'angoisse au sein de
la société mafieuse tokyoïte. Kakihara (Tadanobu Asano, absolument
incroyable), bras droit du disparu, est persuadé que son patron
est encore en vie, quelque part dans les bas-fonds de Shinjuku.
Craint par tous en raison de ses méthodes d'interrogatoire épouvantables,
Kakihara est un épouvantail scarifié, sadomasochiste intégriste
qui, en réalité, souhaite que Anjo soit toujours en vie car celui-ci
est le seul à lui procurer un plaisir de souffrances sincères. Manipulé
par un ancien employé de son patron, Kakihara se met à dos la totalité
des yakuza de la région en défigurant un certain Suzuki (pauvre
Susumu Terajima). Assisté par quelques fidèles hommes de mains
(dont Sabu, qui interprète un ancien flic toujours à la traîne),
le prince exubérant de la violence charnelle se met en chasse de
Ichi, tueur par manipulation, sadique touchant, et malade de culpabilité
désirée…
Se limiter au caractère graphique du film le plus
long de la carrière de Miike (126 minutes dans sa version "montrable")
serait restreindre l'analyse d'une peinture aux couleurs qu'elle
utilise, sans s'attarder au trait, à la mise en scène ou
au choix des attitudes des sujets qui pourraient figurer dans la
représentation d'une "image" dans toute son ampleur. Ce serait donc
comme réduire un tableau à une image à caractère bi-dimensionnel,
le priver de contenu, de contexte et de personnalité - approche
plus absurde encore qu'un film est un enchaînement de telles images,
au rythme de 24 par seconde. Du coup, je ne m'attarderais pas trop
sur les scènes "choc" du film, certes fort nombreuses,
mais pas toutes dépourvues d'humour. Car là n'est
pas réellement le propos... Ichi the Killer traite d'amour de façon détournée, un peu
à la façon de Tokyo Fist (ce n'est pas un hasard si je
rapproche ici les deux films, puisque Tsukamoto - qui se révèle
être un acteur de plus en plus surprenant - joue dans Ichi
un rôle de médiateur/révélateur essentiel). En fait, pour saisir
l'intérêt d'une démonstration aussi visuelle, il faut partir du
jugement émis par Kakihara à l'attention d'un assaillant improvisé
aux deux tiers de l'histoire: "Ta violence manque d'amour".
Dans Tokyo Fist déjà, Tsukamoto mettait en scène une histoire
d'amour dans laquelle seule la violence extrême (par le biais
de la boxe et de la scarification) pouvait servir de moyen d'expression.
La différence entre un film simplement violent et le chef d'œuvre
de Tsukamoto tient dans le fait que l'amour ne naît pas des confrontations
successives: il y trouve un terrain d'expression et d'échange. Une
forme de caresse qui naît d'un amour incompris et non pas l'inverse.
Ichi the Killer parvient à reprendre les deux concepts au
sein d'une même histoire, en opposant deux personnages qui symbolisent
finalement les deux facettes complémentaires d'une même entité:
l'amour véritable.
Ainsi, Kakihara, s'il s'amuse
avec la violence, le fait avec une véritable passion, un respect
de l'autre, qui naît - tout au moins le croit-il - d'une
conception égoïste de la violence: pour lui, il ne faut pas penser
à faire mal, simplement au plaisir que l'on ressent en le faisant.
C'est une approche sadique qui est à l'opposé de son caractère masochiste
difficilement assumé. Rien de surprenant par conséquent à ce que
le personnage d'Asano soit un véritable spectacle à lui tout seul:
sa garde robe hallucinante, dans des coloris très "tendancieux"
(l'imagerie du film est effectivement très homosexuelle),
fait ainsi parfaitement écho à un comportement tape-à-l'œil.
A l'inverse, le personnage d'Ichi dissimule un caractère sadique
sous couvert de masochisme. Persuadé d'avoir subi des injustices
à répétition pendant son enfance, le tueur costumé (là encore,
une volonté de dissimulation s'affirme) tue car il n'aime pas
ça, car il aime se sentir coupable. Il découvre pourtant, en cours
de route, qu'il aime véritablement ce qu'il fait. C'est pour cela
que ses scènes de crimes sont toujours aussi sanglantes: une fois
qu'il commence, le plaisir procuré par la pratique de la violence
finit toujours par prendre le dessus.
Aussi, si les deux personnages sont amenés à se rencontrer, ce n'est
pas tant par désir d'élimination de l'autre que par fantasme de
projection, et, plus simplement, par une volonté humaine de trouver
sinon une "moitié", quelqu'un avec qui communiquer,
échanger. L'un face à l'autre, Ichi et Kakihara sont capables
de s'exprimer sans dissimulation. De façon explicite, au cours de
la confrontation finale, Kakihara se défait de sa parure racoleuse
pour offrir à Ichi le désespoir de son amour insatisfait. Avant
cela, Ichi s'était lui-même laissé aller à un accueil/aveu sous
forme d'éjaculation "publique", presque aggressive. Quand
le désir devient trop fort...
Alors bien sûr, Ichi the
Killer est mis en forme avec une complaisance visuelle qui peut
laisser perplexe. Je crois que, au contraire, il faut y voir une
volonté de Miike de traiter son sujet avec respect pour l'homme,
véritable sadomasochiste de nature. D'ailleurs, la "baseline" de
Ichi est la suivante: "Tout le monde est à la fois un
peu sadique et masochiste, mais pas Ichi; il est 100% sadique".
Kakihara étant 100% masochiste, l'inexorabilité de leur collision
est donc écrite dés le départ. Ichi the Killer n'est donc
pas qu'un film gore extrème, qu'un coup de poing sans substance.
Comme Tokyo Fist, c'est un film qui fait mal car il trouve
écho en chacun d'entre nous, en une dualité souvent mal assumée
qui est à l'origine de la majorité des problèmes de communication
humains. Si certains trouvent Ichi the Killer insoutenable,
c'est que la réalité le leur est tout autant. Miike filme son histoire
avec amour, tout simplement, et non pas avec provocation. Avec cet
"amour dans la violence" qui doit passer, quelque part,
par un certain amour DE la violence...
Présenté aux côtés des aventures
chantées de la famille Katakuri au BIFFF 2002, Ichi the
Killer en représente le parfait compagnon, dans cette recherche
du bonheur toujours effectuée par Miike, qui peut se faire de beaucoup
de façons différentes mais qui revient ici, au final, à cette réalité
évidente: il n'y a pas d'amour sans violence. Ichi the Killer,
ne pouvait donc exister que sous cette forme extrême s'il voulait
être juste et pertinent. Pour Miike, le pari est, une fois de plus,
remporté haut la main, et le résultat est un chef d'oeuvre
pour le moins percutant. Reste à savoir jusqu'où l'homme sera capable
de nous emmener pour nous forcer à regarder la vie avec simplicité
et honnêteté, et à l'apprécier à sa juste -
et merveilleuse - valeur. N'en déplaise, bien sûr, aux âmes
sensibles…