Monsieur Kaido (Hiroki Matsukata), promu
au deuxième rang des leaderships du Syndicat Tenseikai, organise
un rendez-vous secret avec les dirigeants des deux familles rivales
- Tsuchiya et Hirata du clan Yokomizo, et Mizushima (Masato Ibu)
et Muroi (Kenichi Endô) du clan Shirane - pour unir leurs
forces et devenir la faction la plus puissante au sein du Syndicat.
Muroi engage alors un de ses acolytes, Shinozaki (interprété
par Takashi Miike lui-même), pour qu'il déclenche le désordre
dans le territoire Yokomizo et fasse capoter le projet d'alliance.
C'est un club-karaoke de cette famille,
qui sert de décor à la mission de notre célébrissime "agitateur"
qui finit du reste poignardé par Hashida, un membre du clan Higuchi
(une branche inférieure du clan Yokomizo). Cet incident déclenche
alors inévitablement le début des hostilités entre les deux familles.
Kaido, lui, y trouve l'opportunité rêvée pour intervenir et devenir
le médiateur entre les deux clans. Les choses empirent quand le
boss du clan Yokomizo (Mickey Curtis) est assassiné. Alors
que les chefs des deux familles se sont réunis autour de Kaido dans
la recherche d'une résolution politique pour en finir avec les disputes,
les hommes de Higuchi (Naoto Takenata), proche du boss Yokomizo,
et son protégé Kunihiko (Masaya Katô), eux, ne comptent pas
en rester là et décident de venger leur boss.
Agitator… Agitator?
Ce titre dont la consonnance peut nous rappeler
des films tels que Predator, Terminator ou encore
Gladiator - à savoir, des films où l'action possède une place
prépondérante - tend à nous faire penser qu'Agitator sera
un simple film de yakusa de plus, violent et bourrin, comme
le Japon sait en produire des milliers par an...
Seulement le môssieur Miike est connu pour sa tendance à toujours
nous surprendre et ce film ne déroge bien entendu pas à la règle.
En effet, Agitator étonne par sa capacité à jouer sur l'attente
du spectateur, les scènes d'action et de violence étant regroupées
vers la fin du film (après plus de 2h00!). C'était déjà le
cas avec Audition qui possédait une première partie relativement
calme et classique, nous faisant douter du genre de la projection
à laquelle on assistait ("Est-ce vraiment un film d'horreur?"),
pour mieux retomber dans sa deuxième partie dans l'horreur pure...
C'est exactement ce qu'on éprouve, à nouveau, au visionnage d'Agitator:
"Est-on en face d'un véritable film de yakusa?"
Pourtant dès le début tout semble s'apparenter
à ce "genre" de film: Kunihiko et d'autres yakusa du clan
Higuchi, recevant un coup de fil annonçant que leur Boss Yoichi
a été poignardé, interrompent leur réunion et foncent à toute berzingue
sur le lieu du crime, armes aux poings pour venger leur chef. Dans
cette séquence la mise en scène est en total accord avec l'action
car filmée elle-même dans l'urgence, voire dans l'agitation devrait-on
plutôt dire, l'utilisation par le réalisateur de la caméra à l'épaule
se substituant à l'arme aux poing d'un yakusa...
Arrivés sur les lieux on s'attend tout comme Masaya Katô et ses
hommes à ce qu'il y ait une scène d'affrontement violente, typique
du genre, entre clans adverses. Seulement voilà... rien, rien de
tout ça n'arrive... Et pour cause, le Boss n'a pas été assassiné!
Cette supercherie est en fait une surprise d'anniversaire pour Kunihiko…
Ensuite le film change de tournure et adopte une mise en scène posée,
contemplative et ce jusqu'à la fin qui renoue parfaitement avec
le style du début.
Cette scène est à l'image des deux tiers du film: nous ne sommes
pas les seuls à être dans cette position attentiste, les personnages
de Kunihiko et de son boss Yoichi le sont aussi, et ce d'autant
plus qu'ils sont tous deux des hommes d'action.
Dans une scène notamment où l'on apprend la mort du boss de Yoichi
(interprété par l'excellent Mickey Curtis) et de Kunihiro,
ce dernier se met dans une rage intense et veut absolument se venger;
mais il est finalement freiné par Yoichi qui lui demande d'attendre,
de ne pas foncer droit devant sans réfléchir… Un Yoichi d'une sagesse
remarquable mais qui par la suite, en rentrant chez lui en voiture,
ne pourra pas s'empêcher d'hurler toute la rage qu'il a accumulée…
Plus tard encore dans le film, Masaya Katô se confie à son boss
et lui fait part de son obsession de vengeance: "Tu me fais rêver
Yoichi… Si la vie c'est de la merde, alors pourquoi on fonce pas
droit dedans aussi fort qu'on peut?". On apprend alors la raison
pour laquelle Yoichi n'agit pas et contraint son bras droit à faire
de même: "Ne fonce plus droit devant… Un homme doit savoir quand
s'arrêter. A mon âge, tu commences à voir comment le monde fonctionne."
Durant tout le film, le personnage interprété par Naoto Takenaka
se retient d'agir, d'avoir recours à la violence. Pour cela il pratique
plusieurs sports qui lui servent de défouloir: le base-ball
et le golf où les balles se substituent à des corps humains. Ceci
est particulièrement parlant dans une scène où Miike utilise un
montage alterné, entre Yoichi frappant des balles à coup de battes
de base-ball et un flashback montrant Kunihiko alors
âgé d'à peu près 8 ans, frappant à coups de bâton toute une bande
de lycéens qui le harcèle. Ces derniers interrompent leur méfait
lorsqu'ils voient apparaître un jeune yakusa appelé Yoichi...
Yoichi confie alors au petit Kunihiko son ambition de devenir un
chef yakusa, et plus tard dans le film Yoichi devenu boss,
avouera à celui qui est devenu son bras droit, "son soldat" ("Quand
tu seras un chef yakusa tu feras de moi un de tes soldats, promis?")
que "C'était devenir Yakusa ou tuer [ses] parents. Et
chez les yakusa tu peux monter en grade. Vivre ta vie à fond, hein?".
Effectivement cette conception de la vie, Kunihiko la partage, puisque
pour lui, "La vie n'est rien d'autre qu'une météorite".
Avant que son boss ne soit retrouvé mort, Yoichi
lui avait rendu visite, pour s'excuser du comportement de ses hommes
(comportement qui est narré hors champ): "Excusez-moi,
mes hommes agissent sans réfléchir aux conséquences", ce dernier
lui ayant rétorqué: "Pourquoi devenir yakusa si c'est
pour ne pas se battre?".
Et cette réflexion est exactement ce qui a été le déclencheur de
la vocation de Kunihiko à devenir Yakusa: se battre, se défendre...
Plus tard, Yoichi qui était la seule personne à pouvoir contenir
la violence de Kunihiro est assassiné. Kunihiko qui tout au long
du vivant de son maître est resté passif selon ses conseils, n'a
maintenant plus personne au-dessus de lui pour le raisonner. Kunihiko,
qui a accumulé un surplus d'énergie qu'il n'a pu utiliser jusqu'à
présent, va maintenant le déployer dans une violence insoutenable,
barbare, proche de l'animalité (idée que l'on retrouvait déjà
exploitée à son paroxysme dans Visitor
Q). Cette idée de violence accumulée qui finit enfin
par exploser est symbolisée par Miike dans la scène où Kunihiko,
assistant en direct à l'assassinat de son maître, court après le
tueur pour lui régler son compte et sort un bâton de dynamite de
nulle part (à la manière de Show Aikawa avec son bazooka dans
DoA) pour littéralement
l'exploser, en symbiose totale avec son état d'esprit…
A partir de ce moment Masaya Katô devient presque animal dans sa
violence et dans son comportement: il ira jusqu'à éviscérer à mains
nues Mizushima, et tuer par la simple force de ses pieds un vieux
yakusa - deux des personnes à l'origine du meurtre de ses
2 maîtres. D'ailleurs le lieu choisi pour le final, une forêt (site
de l'unique gunfight du film), n'est pas étranger au thème de
l'animalité.
Mais cette violence n'explose que dans la dernière
demi-heure des 2 heures 30 que dure le film. Avant cela on aura
été spectateur d'un film de yakusa intelligent, plus porté
sur les dialogues que sur l'action, se focalisant surtout sur les
relations hiérarchiques entre les différents protagonistes; nous
servant alors un film quasi-politique où il est question de complot,
de recherche absolue du pouvoir...
Le réalisateur avec ce film nous dresse le portrait d'une véritable
famille de yakusa (thème cher à Miike): tout
le monde a un maître au-dessus de lui, même si l'on est soi-même
maître de quelqu'un… Ainsi tout un pan de la bande du clan Higuchi
vit et dort dans la même demeure, constituant une véritable cellule
familiale.
En revanche toutes relations conjugales et parentales sont vues
comme difficiles, voire impossibles… comme le souligne la relation
entre Yoichi et sa femme - qui lui reproche tacitement de s'occuper
plus de sa famille mafieuse que de sa propre cellule familiale (négligeant
complètement sa fille).
Hormis son aspect politique, Agitator se démarque aussi du
genre très fermé du film de yakusa par sa propension à cultiver
un look délibérément rétro: Kunihiro et ses pattes d'eph, ses voitures
qui paraissent tout droit sorties d'un épisode de Starsky
et Hutch, sa musique type tango argentin proche d'Astor
Piazzolla, ou encore son côté romantique. En illustration de ce
dernier point, le film est décomposé en deux chapitres qui s'ouvrent
chacun par une magnifique scène entre Kunihiro et son amante: la
première est leur rencontre amoureuse filmée de façon très pudique
puisque on ne sait pas ce qu'ils se disent (leurs voix sont masquées
par une voix-off), et la seconde est une scène d'amour magnifique,
très érotique (chose assez rare pour être notée chez le réalisateur),
se déroulant dans une usine de fabrication de mannequins …
Cet aspect rétro du film est en fait symptomatique
d'une volonté du réalisateur d'effectuer un retour aux sources d'un
cinéma plus proche du yakusa-eiga des années 70 (la présence
du vétéran Hiroki Matsukata n'est d'ailleurs pas anodine) que
de celui d'aujourd'hui. Miike, réalisateur connu comme underground
et contemporain, aborde ce changement radical de cap esthétique
et narratif, par l'implosion de son propre dispositif cinématographique,
de ses propres codes stylistiques. Lorsqu'il met en scène sa propre
mort (on retrouve cette idée dans The New Graveyard of Honour
du même scénariste - Miike a d'ailleurs la même allure dans les
deux films: blond platine portant un cuir par dessus une chemise
rouge), il faut substituer au personnage que le réalisateur
interprète - un yakusa qui met la pagaille entre les deux
familles adverses, "l'Agitator"- le personnage public: l'Agitator/realisitor
qui sème la zizanie dans un paysage cinématographique trop consensuel.
Avant que nous assistions à l'assassinat de Shinozaki/Miike, le
réalisateur nous montre explicitement une scène typique de son style
si particulier, en décalage total avec le reste du film: on le voit
enfoncer un micro de karaoke dans l'anus d'une hôtesse (résurgence
de Visitor Q) jusqu'à rendre:
"The mike is out of order". Il faut voir ici le premier indice
tendant vers un changement de dispositif cinématographique, de traitement
stylistique et narratif du réalisateur et du film: le micro étant
un instrument de communication, d'enregistrement - c'est-à-dire
destiné à une audience, un public - il fait alors figure de caméra.
La caméra cassée, le film continuera donc avec une autre, passant
ainsi d'une scène typiquement miikéenne à une réalisation sobre,
classique et calme (c'est à dire sans excès) jusqu'à la fin
du film, et continuera aussi métaphoriquement avec "un autre réalisateur".
A comprendre dans le sens: ceci n'est pas ce à quoi nous avons été
habitués chez Miike. La réplique: "The mike is out of
order" pouvant alors être remplacée par le lapsus:
"The Miike is out of order" … De plus le personnage qu'il
interprète étant un fou furieux hystérique se faisant tuer, il laisse
alors place au second Miike: le calme, le zen… Agitator n'a donc rien du film violent et bourrin auquel
on pouvait s'attendre, se centrant plus sur les sentiments de ses
personnages que sur leurs actions. D'où l'idée du réalisateur de
"remaker" le film avec The
Man in White, pour donner aux spectateurs la version "musclée"
de cette histoire…
Imaginez une réalisation soignée, simple, belle
et contemplative - à l'image de The New Graveyard of Honour
et The Bird People in China
- ainsi que des acteurs formidables (certainement avec The
New Graveyard of Honour la meilleure direction d'acteurs du
réalisateur); associez à cela une magnifique musique de Koji
Endô type tango argentin digne d'un Ley
Lines accompagnant les rares scènes d'action du film, agitez
le tout, et vous vous retrouvez en face de ce qui est l'un des meilleurs
films du réalisateur...