Tant de choses ont déjà été écrites, dites, et
pensées à voix haute sur Takashi Miike. Cinéaste du fourre tout,
du visual trash, mais aussi et surtout de l'imprévisible.
C'est pourquoi je me permets d'apporter une chtite pierre à l'édifice.
Il existe peu d'hommes à l'échelle planétaire, capables de rivaliser
avec Miike. Sans aller chercher trop loin et en réfléchissant peu
je vous l'accorde, on pense légitimement à David Cronenberg et plus
particulièrement à une certaine flagellation d'un téléviseur dans
Videodrome; ou encore Oliver Reed combattant une horde de
gnômes haineux dont il est le créateur dans Chromosome 3.
Maintenant en écrivant ces quelques lignes, je me rends compte qu'en
regardant de plus près la filmographie de Cronenberg, tout ceci
découle d'une logique qui lui est propre et qui n'est donc sensique
que pour lui (voir exposé de Monsieur X -qui a souhaité rester
anonyme- a)le virus dans la machine).
Plus proche du Miike euphorique que nous connaissons,
il y a David Lynch. Lynch qui dès son premier long-métrage, Eraserhead,
pose les bases d'une thérapie sans fin par le cinéma. Mais après
tout, pourquoi ne pas affubler Dean Stockwell (Docteur Yueh dans
Dune et Al dans Code Quantum) comme un travello
un soir d'orgie, et lui faire chanter du Roy Orbison? Sans parler
de certains nains qui dansent et chantent devant un rideau rouge
- le tout à l'envers!! Ou encore mettre en scène un Bill Pullman
saxophoniste schizophrène, disparaissant dans un couloir sombre
pour réapparaître déguisé en Balthazar Getty, clone de Charlie Sheen.
Tout cela… je suis un peu perdu là… je ne sais même plus… mais pourquoi
je vous parlais de ça…
Attendez Miike… Lynch… Cronenberg… ah oui les tarés,
la Grande Famille de Oufs Malades (copyright Dean Martin).
Que seraient nos vies de cinéphiles sans cette famille, sans ces
maîtres du visuel et de l'audio (inversez les 2 mots)? Que
deviendrions nous si ces maîtres de l'imprévisible n'étaient pas
parmi nous ici bas? D'ailleurs rendons un hommage au premier maître
de l'imprévisible de l'histoire de l'Humanité, j'ai nommé Jules
César - Master of the Unexpected, ce loup fils de la Louve
romaine. Et bah tiens voilà: Takashi Miike c'est le Jules César
du cinéma. Miike le conquérant de nos cœurs, Miike l'envahisseur
de nos cerveaux, Miike l'Empereur du cinématographe…Mais… mais je
n'irais pas plus loin, et je passe donc la parole à des gens qui
ont plus de choses intéressantes et surtout fondées à exprimer
sur le sujet.
Introduction de Takeuchi - 07.07.03
***
Minami a beau aimer son aniki Ozaki par-dessus
tout, il est bien obligé de se rendre à l'évidence: le yakuza
a claqué une durite. Comment expliquer autrement le fait qu'il s'en
prenne à un immonde représentant de la race canine en déclarant
qu'il s'agit d'un chien anti-yakuza? Ou encore qu'il terrorise
une pauvre conductrice en pleine campagne, au point de vouloir la
tuer sous prétexte que sa voiture est, elle aussi, anti-yakuza?
Du coup, le Boss demande à Minami d'emmener Ozaki à la casse de
Nagoya pour l'éliminer. En route cependant, un coup de frein trop
violent face à une fin de route inattendue, a brutalement raison
de l'existence perturbée d'Ozaki. Alors que Minami s'arrête dans
un café de Nagoya pour décider de la marche à suivre, le corps de
son aniki disparaît. Commence alors pour le yakuza,
délaissé par son mentor et sauveur, une quête pour le moins étrange
dans un monde cauchemardesque…
Sélectionné pour l'édition 2003 de la Quinzaine
des Réalisateurs à Cannes, Gozu a dû faire figure de
redoutable outsider : destiné directement au marché de la
vidéo au Japon, voilà ce concentré de l'univers Miike propulsé au
premier rang d'un univers cinéphile et critique très (trop)
codifié. Si la démarche est plus que louable, il est approprié de
se demander quelle a bien pu être la réaction des critiques face
à cet objet, incongru et merveilleux.
Philippe Azouri titre pour Libération, le 19 mai dernier
"Complètement à la masse, ce Miike". Passons sur le fait
que le journaliste fait de Gozu "la deuxième réalisation
du Japonais Takashi Miike" après Audition - un manque
de sérieux caractéristique des pages cinéma du quotidien -; à ses
yeux, Gozu est à la fois "ultramaîtrisé, complètement
dégueu […] et parfaitement incompréhensible".
Isabelle Regnier et Thomas Sotinel, dans un compte rendu pour
Le Monde du 27 mai 2003 intitulé "La Quinzaine trébuche
dans la course aux nouveautés", déclarent "Dans la série
bibelots de mauvais goût aux couleurs criardes, Gozu, Kleine
Freiheit, La femme qui pensait qu'elle voulait être présidente
des Etats-Unis, Sensa ou Watermark se disputent
le titre du plus laid, du plus insignifiant, du plus lourdingue,
du plus prétentieux"
Pour Marine Landrot dans Télérama, "Ce débit de gags ultra
formatés dure deux heures, et perd vite de son intérêt. Tout cela
sent le Kitano à l'ancienne, mais contrairement à son confrère,
Miike ne parvient jamais jusqu'à l'âme blessée de ses personnages,
marionnettes détraquées qu'on finit par avoir envie de ranger au
grenier, pour ne plus les voir".
Ce petit recueil de critiques, résume bien l'attitude de la presse
écrite - plus ou moins spécialisée - française face au cas Miike.
Paradoxalement dénués d'un quelconque sens… critique justement,
les critiques se heurtent aux parois étroites d'un esprit par trop
d'aspects formaté, contraint à un carcan d'analyse, et refusant
pourtant de considérer les points de repère adéquats.
Exit le ressenti et l'immersion, les détracteurs de Miike,
s'ils ont le droit d'avoir leur opinion, refusent simplement d'admettre
que la vie est avant tout une question de choix et de point de vue;
deux choses à la fois universelles et très personnelles, qu'ils
semblent de plus en plus incapables d'adopter. Comment, puisque
le réalisateur échappe à toute classification simpliste? Plutôt
que d'admettre que c'est justement ce qui fait de lui un réalisateur
si exceptionnellement humain, il devient alors admis en guise de
condamnation critique que son œuvre ne peut être rationalisée, et
est donc certainement dénuée d'intérêt dans sa globalité.
En l'état et pour cause d'incompréhension, Gozu est certainement
l'un des films les plus simples de Miike, totalement dénué d'apparats
et par conséquent plus difficile que jamais à appréhender pour les
détracteurs décriés ci-dessus: le réalisateur s'y exprime plus librement
que jamais, délaissant - comme il a déjà pu le faire sur l'ensemble
de la trilogie Dead or Alive - les schémas narratifs traditionnels
pour une trame plus viscérale. Et ce qu'il en ressort, en dehors
d'un simple délire tour à tour drôle, craspec et inquiétant, est
une histoire humaine tellement exceptionnelle, qu'une simple mort
y débouche sur une triple (re)naissance (littéralement),
faite de vie, d'amour, et d'amitié…
Gozu quelque part, est un peu le Voyage
de Chihiro de Miike; une copie révisée du chef-d'œuvre de Miyazaki
dont la cible ne serait plus les fillettes de 10 ans mais des yakuzas
humanistes, peinant à grandir au sein de leur "famille" et de ses
codes (les tueurs "ailés" de Dead or Alive 2 viennent
immédiatement à l'esprit). Minami en perdant son seul point
de repère (son mentor et confident Ozuki), pénètre dans un
monde onirique peuplé de créatures humaines au caractère parfaitement
fantomatique et effrayant. La maison de bain découverte par Chihiro
laisse place à une auberge traditionnelle japonaise, Ryôkan
tenu par une femme capable de lactation à volonté (réminiscence
de Visitor Q) et son frère quasi-autiste. Minami y apprend
à se connaître et à réaffirmer son identité autrement que par rapport
à son aniki, en faisant face à ses propres peurs et secrets
(sa virginité notamment).
Alors bien sûr, la quête initiatique de Minami
prend souvent des tournures déconcertantes, et les personnages qui
peuplent son "purgatoire" sont autant de motifs d'interrogation:
ce semi-sosie du Mime Marceau en guise de passeur, un mafieux capable
d'érection uniquement avec une louche plantée dans l'anus,
un serveur homosexuel démesurément susceptible… L'essentiel cependant,
n'est pas tant de chercher la signification de chacun de ces protagonistes
(car ils en ont sûrement une, tout comme cette question maintes
fois réitérée: "Vous n'êtes pas de Nagoya, n'est-ce pas?"),
que de se laisser porter par les rencontres, autant de relais entre
Minami… et lui-même.
Dès lors, Gozu aurait pu n'être qu'une comédie d'horreur
absurde, n'ayant d'autre but que d'offrir un dépaysement au spectateur
- ce qui aurait déjà rempli rappelons-le, le but premier du cinéma.
Mais Miike est plus malin que ça, comme en témoigne la réincarnation
de Sho Aikawa… en Kimika Yoshino. Une manipulation fantastique osée
qui aurait pu se contenter d'être une aberration de plus, admise
au sein de l'ensemble, si Miike n'y avait pas puisé toute la beauté
de Gozu. Cette beauté se retrouve dans la scène où Ozuki
dans la peau de la jeune et magnifique femme, demande à Minami de
le/la déflorer. Miike nous offre alors la scène la plus érotique
de sa carrière, une scène d'une charge étonnante... avant de la
désamorcer à la force de l'effroi, du grotesque. Et pourtant le
sentiment de beauté n'est pas éclipsé par ceux de terreur et de
dégoût: les deux se complètent pour donner naissance
à toute la richesse de la vie.
La conclusion hâtive de Gozu illustre parfaitement
cette dichotomie, sur laquelle l'homme ne devrait jamais trop s'attarder
s'il ne veut se perdre dans les méandres de la folie. L'espace de
quelques plans bien choisis, Miike parvient à recréer les plus forts
et les plus simples sentiments humains. Et Gozu de devenir
une fable merveilleuse, effrayante et drôle à la fois,
où tous les amoureux de la vie, de sa magie et de sa complexité
sauront se retrouver… s'ils en ont l'envie!