Domino
Scott Free...
Le nom de la société des frères Scott, synonyme dans les années 90 de velléités mal interprétées, a su, ces dernières années, se réaffirmer une pertinence. Alors que Ridley se détourne d’une impasse populo-radicale au terme de GI Jane, pour s’affirmer comme l’un des plus intelligents entertainers grand public, capable de faire rimer blockbuster avec personnalité, Tony se libère des lourdeurs scénaristiques de Enemy of the State et autres Spy Game pour plonger dans la violence freestyle de Man on Fire. Les dates ne coïncident pas tout à fait je l’admets, mais tandis que l’un - Ridley - se (re)popularise avec une aisance frisant le génie, l’autre - Tony, donc - se radicalise avec un maniérisme certain, destructeur et raffiné à la fois. Les deux en tous cas, semblent aujourd’hui être libres. Si le cas Ridley a déjà été abordé dans ces pages (cf. Black Hawk Down, il est grand temps de s’attarder sur celui de son petit frère.
Top Gun, Days of Thunder, Beverly Hills Cop 2, The Last Boy Scout... d’une certaine façon, Tony Scott a longtemps incarné la désinvolture bon enfant du cinéma américain des années 80 : méprisant et sympathique, basique et efficace, réducteur et pourtant généreux. Avouons-le : l’homme nous a fait passer de bons moments. Comment expliquer alors, qu’il se soit presque toujours attiré les foudres de critiques ? Sorte de pré-Michael Bay, Tony Scott véhicule une naïveté lourdingue, un américanisme énervant, le tout enrobé de montages souvent aléatoires pour ne pas dire illisibles... quand il n’essaye pas tout simplement de nous faire croire, qu’il peut à partir d’une image 2D, extrapoler en trois dimensions le contenu d’un sac rempli de courses (mémorable deus ex machina de Enemy of the State). Sur son chemin, Tony croise pourtant un scénariste qui, à sa façon, lui correspond bien : Quentin Tarantino. True Romance sans être parfait, développe une certaine alchimie entre la réalisation de Tony Scott et son scénario, comme si celui-ci avait été conçu pour transformer ses défauts en qualité. L’étincelle est bien là ; Tony tente de la maîtriser, ne débouche que sur de divertissantes mais vaines abberrations stylistiques dans Enemy of the State et Spy Game. Puis il fait une pause, et revient sur le devant de la scène avec Man on Fire. Avec un postulat simple : mettre le style au même niveau que l’écriture.
Man on Fire, film « vénère » porté par Denzel Washington et Dakota Fanning, est pour Scott une œuvre de transition, de radicalisation. Plus question ici, de mélanger son art aux aspirations grand public du cinéma hollywoodien pop corn pour lequel il a déjà tant œuvré ; le réalisateur délaisse les règles cinématographiques les plus simples pour livrer un film coup de poing, écrit avec des filtres et des vitesses de défilement autant qu’avec des mots. On sent bien déjà, dans ce monument barbare et graphique, que Tony Scott se préoccupe peu de perdre des spectateurs ou d’en gagner, l’essentiel étant pour lui de faire du cinéma comme il l’entend, de réaffirmer ce qui passait autrefois pour des défauts comme autant d’étendards stylistiques. Une démarche dangereuse certes, mais qui peut s’avérer payante. Ainsi le dessinateur-scénariste Frank Miller, peu doué dans le respect des proportions humaines, a-t-il su plier cette lacune à son avantage en créant les personnages « bigger than life » que le monde entier lui connaît désormais. Avec Man on Fire, Tony Scott décide de faire de même : la réalité ne lui convenant que modérément, l’homme travaillera à la détourner, à en faire ses propres remix. Dont acte, une seconde fois, avec Domino.
Domino est en effet un remix, au sens multimedia du terme, du cinéma traditionnel. Si Oliver Stone se plait déjà depuis longtemps à l’exercice, avec la rigueur qui fait de lui l’hypocrite que l’on aime tant, Scott lui s’abandonne à un cinéma plus guerilla que véritablement terroriste. Oliver Stone multiplie les couches, Scott les explose. Si Domino était un morceau de musique, il lorgnerait certainement du côté d’Aphex Twin ou d’Autechre. Scott, sur un script exemplaire du jeune prodige Richard Kelly (Donnie Darko), y développe son affection pour l’icône Domino Harvey, rémanence exacerbée de sa propre affection pour les eighties, tout en affirmant celle que l’on pouvait déjà porter à la fantastique Keira Knightley. Un peu à la façon de True Romance, qui lui correspondait en son temps, le scénario de Kelly permet à Tony Scott de se faire extension des mots et des intentions narratives. Un travail difficile que de pondre des mots qui, loin de brider un réalisateur, doivent lui permettre de prendre son envol, de puiser matière à expérimentation...
Car s’il est classique ou tout du moins très contemporain dans sa trame, Domino est bien un film expérimental dans son extrémisme visuel. Scott s’amuse à explorer les possibles en jouant avec le temps, les répétitions, les retours en arrière, les arrêts sur image et autres incrustations de texte. Aucun plan n’est simple, et le mouvement est partout, de tous les instants. Comme dans l’âme de Domino, réellement incarnée par Keira Knightley, sale gosse en quête d’amusement. A ses côtés, Rourke et Ramirez sont eux aussi excellents, paroxysmiques à la façon des héros de Frank Miller, guerriers auto-proclamés. Scott égratigne au passage la télé américaine, Beverly Hills (la série) et j’en passe, mais le propos n’est pas vraiment de livrer un pamphlet social. Ou s’il le fait, c’est avec la conscience d’un Jerry Springer sous acide (le présentateur se prête d’ailleurs au jeu de la critique dans le film). Non, ce que Tony Scott cherche à porter sur pellicule, c’est la force bouillonante qui habite Keira/Domino, l’appétit de toutes choses que véhiculent ses grands yeux affamés de vie. Il le fait merveilleusement bien, en sachant qu’il ne peut plaire à tout le monde, en s’en foutant royalement. Comme de la réalité qu’il retranscrit ici, "sort of". C’est sa vision des choses qui compte, l’amour qui y transpire, la générosité de son égoïsme. Gare aux rétines : Tony, soixante ans passés, oeuvre désormais en toute liberté - Scott Free...
Sorti en salles courant 2005, Domino est déjà disponible en DVD aux USA et en Angleterre, et sortira prochainement en galette chez nous.




